jeudi 27 février 2014

La découverte de l'altruisme : ridiculisée hier, occultée aujourd'hui !


On a vu dans un précédent billet comment, jusque dans les années 1950, on pouvait se moquer de Comte « détectant un organe de la bienveillance dans chaque cerveau ».
Aujourd'hui ce genre de raillerie ridiculiserait son auteur beaucoup plus que sa cible. On a donc changé de tactique : Comte n'aurait pas formulé une théorie scientifique, mais seulement inventé un mot !
même si le mot « altruisme » a été inventé au XIXe par Auguste Comte, ce qu'il recouvre -- l'amour/don -- et sa relation directe avec le bonheur ont été mis en lumière par la plupart des sages, mystiques et philosophes.
Frédéric Lenoir, Du bonheur, un voyage philosophique (Fayard, 2013), p. 107
Dans le même ouvrage un chapitre entier est consacré au « cerveau des émotions »..., sans la moindre référence à Comte !
Même son de cloche dans l'ouvrage, par ailleurs remarquable, de Matthieu Ricard, Plaidoyer pour l'altruisme - La force de la bienveillance (NiL, 2013), p. 23 :
le terme « altruisme », dérivé du latin alter, « autre », fut utilisé pour la première fois au XIXe siècle par Auguste Comte, l'un des pères de la sociologie et le fondateur du positivisme. L'altruisme selon Comte suppose « l'élimination des désirs égoïstes et de l'égocentrisme,ainsi que l'accomplissement d'une vie consacrée au bien d'autrui »
Là encore, aucune référence à la théorie de l'altruisme inné. De surcroit la citation est apocryphe (vous pouvez le vérifier par vous-même en quelques secondes ici !).
(Elle a quand même le mérite de renvoyer au Système de politique positive -- sans indication de page, évidemment).
Mais il y a plus extraordinaire. Dans son livre  Le vocabulaire de Comte (Ellipse, 2002), mon amie Juliette Grange, la grande vulgarisatrice de Comte de ces dernières décennies, n'a pas jugé utile d'inclure le terme altruisme ! Quand on sait que Comte considérait la découverte de l'altruisme (dont modestement il attribuait la paternité à F.J. Gall) comme une révolution copernicienne, quand on sait que c'est cette découverte qui l'a conduit à concevoir la religion de l'Humanité, à ajouter la septième science de la morale naturaliste au sommet de sa classification, etc., on reste bouche bée !
Autre exemple, anglo-saxon cette fois : Lee Alan Dugatkin, The Altruism Equation. Seven scientists Search for the Origin of Goodness, Princeton University Press, 2006, où Auguste Comte n'est même pas mentionné !

2 commentaires:

  1. Misère de l'altruisme. Si on fait du dévouement ou du service de l'autre un principe de vie, il s'ensuit :
    - que le conformisme est une qualité, se conformer, c'est servir l'idée commune
    - que plaire aux autres est une qualité, plaire c'est être vaniteux
    - que dépendre des caprices des autres est une qualité, dépendre est une sorte d'esclavage
    - que la négation de soi est une qualité, l'altruisme exclut la prise en considération de ses propres désirs, intérêts.
    Non, merci.

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    1. Hmm, cela sent le disciple d'Ayn Rand ! Est-ce que je me trompe ?
      (Je rappelle à ceux qui ne la connaîtraient pas qu'Ayn Rand (1905-1982) est une écrivaine russo-américaine, chantre de l'égoïsme, qui a fait de Comte, qu'elle n'a évidemment pas lu, sa tête de turc en présentant son altruisme comme une sorte d'idéologie prônant le sacrifice des individus à la collectivité et menant tout droit au totalitarisme !)
      Cher Anonyme, si vous avez lu ce billet, vous devriez avoir compris que l'altruisme de Comte n'est pas un concept idéologique mais une hypothèse scientifique qui postule que dans le cerveau humain (et animal aussi, souvent), à côté des instincts qui visent à la conservation de l'individu il en existe d'autres qui le poussent à se soucier d'autrui, éventuellement au détriment de son propre intérêt. Cette hypothèse scientifique avait comme toute autre hypothèse scientifique vocation à être -- tout simplement -- validée ou invalidée. Désolé pour vous, elle a été validée !
      Pour ce qui est de votre "misère de l’altruisme", je vous suggère de vous reporter au passage de Mengzi livre VI, chapitre I, paragraphe 6 que je cite sur http://confucius.chez.com/clotilde/morale.xml : "Supposons qu'un groupe d'hommes aperçoive un enfant qui va tomber dans un puits", et que je paraphraserai ainsi : supposons un humain qui aperçoit un autre humain en train de se noyer et qui se jette à l'eau. Le fait-il par conformisme ? pour plaire aux autres ? par dépendance aux caprices des autres ? par négation de soi ? Évidemment non. Et renonce-t-il à ses propres désirs ? Non pas : il cède à un véritable désir qui, pour être altruiste, n'est pas biologiquement différent (quant aux mécanismes de motivation, de récompense...) d'un désir égoïste !
      C'est pour cela que Comte a pu écrire, en parlant de son ami Blainville "Vivre pour autrui lui semblait la loi du devoir, sans lui offrir le type du bonheur. Il ne sentit donc qu'à moitié la vraie morale humaine" (Système de politique positive, vol. 1, 742-743)

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