jeudi 4 septembre 2014

Crise de l'École, pouvoir spirituel, et loi des trois états

Une mort annoncée...

Que l'École soit en crise terminale est de plus en plus évident. Signe des temps : vient de paraître un ouvrage de François Durpaire et Béatrice Mabilon-Bonfils, qui s’intitule crûment La fin de l'école -- sans point d'interrogation ! Je ne l'ai pas encore lu mais je lis dans sa présentation « La forme scolaire n’a pas toujours existé : elle est une configuration historique particulière. L’École, si elle a un début, peut donc avoir une fin ! ». Et je vois que le premier chapitre a pour titre significatif « Éducation(s) nationale(s) : une histoire qui s’achève »...

... qui pourrait bien illustrer la loi des trois états

Sur ce blog j'ai déjà esquissé un parallèle entre ce déclin de l'École et celui, plus anciennement amorcé et donc plus visible, des religions traditionnelles. Et j'ai avancé l'hypothèse que ce déclin pouvait bien être une illustration de plus de la loi des trois états. Mais je n'ai pas précisé de quoi l’École pourrait bien être le deuxième état. En y repensant, il m'apparaît qu'il pourrait bien s'agir d'un organe de l'Humanité essentiel aux yeux de Comte : le pouvoir spirituel.

Dans la présentation de ce blog, je faisais remarquer que, si l'on veut absolument parler d'un démenti apporté par l'histoire contemporaine aux doctrines d'Auguste Comte, il suffit de prendre acte de ce que sa foi dans la constitution d'un nouveau pouvoir spirituel positif n'a pas été à ce jour confirmée par les faits. Raymond Aron, l'un des rares intellectuels de la seconde moitié du XXe siècle à avoir pris la peine de lire Comte, l'a très pertinemment remarqué :
[La philosophie d'Auguste Comte] tendait surtout à la réforme de l'organisation temporelle par le pouvoir spirituel qui doit être le fait des savants et des philosophes, remplaçant les prêtres. Le pouvoir spirituel doit régler les sentiments des hommes, les unir en vue d'un travail commun, consacrer les droits de ceux qui gouvernent, modérer l'arbitraire ou l'égoïsme des puissants. La société rêvée par le positivisme n'est pas tant définie par le double refus du libéralisme et du socialisme que par la création d'un pouvoir spirituel qui serait, à l'âge positif, ce qu'étaient les prêtres et les églises aux âges théologiques du passé.

Or, c'est là que probablement l'histoire a le plus déçu les disciples d'Auguste Comte. Même si l'organisation temporelle de la société industrielle ressemble à ce qu'imaginait Auguste Comte, le pouvoir spirituel des philosophes et des savants n'est pas encore né. Ce qu'il y a de pouvoir spirituel est exercé, soit par les Églises du passé, soit par des idéologues que lui-même n'aurait pas reconnu comme des vrais savants et des vrais philosophes.
Raymond Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1967, pp. 94-95
On peut chicaner Aron à propos du « pouvoir spirituel qui doit être le fait des savants et des philosophes ». Comte a clairement exprimé que les savants étaient à ses yeux indignes de participer au pouvoir spirituel positif, qui devrait être confié à de véritables prêtres, lesquels devraient certes être nourris d'une solide culture scientifique et philosophique, mais seraient avant tout... des prêtres ! Mais le jugement ci-dessus n'en est pas moins tristement valide : on n'a toujours pas vu apparaître le pouvoir spirituel positif prophétisé par Comte !

Mais ne peut-on imaginer qu'il s'agisse d'un cas de plus où Comte aurait pris sa propre loi des trois états dans les dents ? Ne peut-on penser que, de même que la septième science de la morale a déjoué les prévisions de son fondateur en passant par un assez long état métaphysique, le pouvoir spirituel n'a pu davantage passer du théologique au positif sans connaître une transition, une Église métaphysique qui ne serait autre que... l’École ?

Les confirmations de Vincent Peillon

Nous avons eu récemment un ministre de l’Éducation nationale qui identifiait clairement l’École comme un « pouvoir spirituel », déclarant « Il faut assumer que l’école exerce un pouvoir spirituel dans la société » (JDD, 1 septembre 2012).


Vincent Peillon par franceinter
 
Le même Vincent Peillon, dans un livre intitulé La Révolution n’est pas terminée, publié au Seuil en 2008, avait déjà dit :
La République ne peut être elle-même, et construire sur des bases nouvelles un monde et un homme nouveaux, qu'à la condition de se précéder elle-même et de s'engendrer elle-même. Cercle vicieux, nous dit Michelet [...]

D'où l'importance stratégique de l'école au cœur du régime républicain. C’est à elle qu’il revient de briser ce cercle, de produire cette auto-institution, d’être la matrice qui engendre en permanence des républicains pour faire la République. République préservée, république pure, république hors du temps au sein de la République réelle, l’école doit opérer ce miracle de l’engendrement par lequel l’enfant, dépouillé de toutes ses attaches pré-républicaines, va s’élever jusqu’à devenir le citoyen, sujet autonome. C’est bien une nouvelle naissance, une transsubstantiation qui opère dans l’école et par l’école, cette nouvelle Église, avec son nouveau clergé, sa nouvelle liturgie, ses nouvelles tables de la Loi.
 pp. 17-18
Et plus loin, au chapitre intitulé « La République spirituelle », il ajoutait :
En voulant éliminer et le déterminisme religieux et le déterminisme scientifique, la synthèse républicaine se trouve obligée d’inventer une métaphysique nouvelle et une religion nouvelle, où c’est l’homme [...] qui va apparaître comme un infini qui sans cesse « s’échappe à lui-même » (J. Lagneau) Cette religion n’est pas une religion du Dieu qui se fait homme. Elle n’est pas davantage d’ailleurs une religion de l’homme qui se fait Dieu. Elle est une religion de l’homme qui a à se faire dans un mouvement sans repos.
pp. 141-142
Tout est dit dans ce passage : l’École comme « religion » « métaphysique » (d’État, qui plus est !), récusant les états 1 et 3, caractérisées respectivement par : « le déterminisme religieux et le déterminisme scientifique » (traduisons l'anthropologie théologique et l'anthropologie scientifique) !

Il me semble que nous tenons là une belle réponse aux interrogations de Raymond Aron.

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