mardi 10 février 2015

Quand "Le Monde" désinforme sur Auguste Comte

Emmanuel Lazinier

Le Monde nous avait agréablement surpris il y a quelques années en proposant à ses lecteurs, dans le cadre d'une collection distribuée aux côtés du quotidien intitulée "Le Monde de la philosophie", une belle réédition du Discours sur l'ensemble du positivisme, précédée d'une élogieuse introduction de Jean-François Mattei. Dans les colonnes du quotidien (supplément du 27 juin 2008), un intéressant entretien avec Dominique Lecourt sur le thème "Auguste Comte : une certaine idée de la science" accompagnait la publication.

Et voici que dans son numéro du  7 février 2015, sous le titre "Dans le temple du prêtre positiviste, Auguste Comte", Le Monde nous sert, sous la plume de Laurent Carpentier, une des plus effarantes caricatures du prophète Auguste Comte qu'on ait jamais osé publier ! Et le plus triste est que cet article a été apparemment inspiré à notre journaliste par une visite à la Maison d'Auguste Comte, laquelle,  le 22 janvier dernier, célébrait l’inauguration officielle de sa "nouvelle muséographie". J'ignore auprès de qui notre journaliste a pu apprendre les "fantaisies" (je suis gentil) qui émaillent son papier, mais cela permet à tout le moins d'émettre quelques doutes sur les capacités de l'association qui règne sur la maison du philosophe (et qui m'a fait l'honneur de m'exclure de ses rangs !) à présenter sérieusement la vie et la pensée du maître.
Rappelons que cette association, détentrice d'un patrimoine important rassemblé par les disciples d'Auguste Comte, a certes le mérite d'entretenir l'appartement du philosophe ainsi qu'un centre de documentation, mais ne paraît pas -- si je ne me trompe -- trop gênée de ce que l’œuvre principale d'Auguste Comte n'ait pas reparu en librairie depuis une certaine édition de 1929, faite aux frais de leurs prédécesseurs dans la même maison ! (Situation d'autant plus triste que, depuis peu, les lecteurs germanophones disposent, eux, d'une traduction allemande de la Politique positive.)

Mais revenons à l'article du Monde. On n'y apprendra pas grand chose sur la pensée du Comte. Laurent Carpentier nous présente la loi des trois états, que tout le monde connaît, ajoutant:
Cette nouvelle science [?] serait la base d’une « physique sociale » posant au pinacle de toute politique la suprématie du savoir et une croyance infinie dans le progrès.
Visiblement il ne connaît pas ces maximes de Comte :
Surmontant les préjugés modernes, la religion positive, en instituant l'ordre de dignité, place l'art au-dessus de la science.
Système de politique positive, IV, 51
Sous tous les aspects, le progrès, tel que les occidentaux l'ont conçu avant l'avènement du positivisme, doit être strictement regardé comme propre à l'essor préliminaire, et même incompatible avec l'état final, dont il troublerait l'économie. [...] Rectifiée par le positivisme, la notion fondamentale du progrès humain substitue une évolution continue à l'extension illimitée que les métaphysiciens supposaient.
Synthèse subjective, 195-6
Suit un paragraphe intitulé "L'Idéal prométhéen" où on lit
Paradoxalement – du moins en apparence chez cet homme qui poussa son idéal prométhéen jusque dans ses ultimes retranchements, n’hésitant pas, au passage, à vouloir rendre les vaches carnivores et à faire enfanter les vierges –, Auguste Comte inventa dans la dernière partie de sa vie une religion [...]
J'ai déjà amplement montré sur ce blog que l'idéal de Comte est tout sauf prométhéen, et qu'il enseigne au contraire que :
Nos perfectionnements artificiels ne peuvent jamais consister qu'à modifier sagement l'ordre naturel, qu'il faut avant tout respecter sans cesse. 
Système  de politique positive, I, 285
Rien à voir avec l'homme possesseur et maître de la nature !

Les utopies positives de Comte: une cible trop facile


Quant aux "vaches carnivores" et aux vierges qui enfantent,  elles sont visiblement tirées du sous-titre accrocheur de l'ouvrage de Jean-François Braustein La Philosophie de la médecine d'Auguste Comte, dont LC a dû au moins lire la couverture. Mais il semble ignorer que ces deux thèmes surprenants sont clairement présentés par Comte comme des utopies -- le pendant positiviste des mythes de l'âge théologique -- autrement dit des choses peut-être irréalisables, mais qu'il est intéressant d'imaginer pour leur impact philosophique ou moral.

L'utopie des "vaches carnivores" ou plutôt des herbivores rendus carnivores, repose sur l'idée que l'homme tiendrait sa supériorité sur les autres animaux essentiellement de son régime carnivore. Je ne sais pas à qui Comte a emprunté cette idée, et je ne crois pas qu'elle soit aujourd'hui scientifiquement acceptable. Mais la motivation sous-jacente me paraît quand même admirable : Comte imagine que si nos "auxiliaires" herbivores pouvaient être rendus, au terme, je suppose, d'une très longue sélection, carnivores, ils se rapprocheraient de nous activement, intellectuellement et moralement et pourraient avoir avec nous une intimité analogue à celle que nous avons avec les chiens et les chats, intimité qui nous rendrait meilleurs et nous pousserait à mieux les respecter ! Belle idée, quant même, à méditer à notre époque d'élevages en batterie ! (voir Système de politiques positive, IV, 359 et 631)

Quant à l'utopie des vierges mères (voir Système de politique positive, IV, 276), elle a l'avantage d'être scientifiquement défendable, si l'on en croit le professeur Bryan Sykes dans son livre Adam's Curse: A Future Without Men. Le généticien nous y explique que les mâles humains sont voués, à très long terme, à l'extinction et que les femmes arriveront très probablement à se passer d'eux pour assurer la reproduction de l'espèce !

Comte, lui, ne conçoit pas la disparition des mâles mais les imagine devenant chastes, ce qu'on a quand même quelque peine à imaginer ! Il n'a évidemment pas nos connaissances actuelles sur les mécanismes de la reproduction et de l'hérédité, et croit que le rôle du sperme est minime, qu'il contribue simplement à l'éveil d'un "germe" détenu par la femme.  Et il pense que sa "destination normale" consiste "surtout à fournir au sang un fluide excitateur, capable de fortifier toutes les opérations vitales [...]", d'où les effets bénéfiques qu'il attribue à l'abstention sexuelle masculine. En féministe assez radical il proclame que la parthénogenèse complèterait "la juste émancipation de la femme, ainsi devenue indépendante de l'homme, même physiquement" !

Il est facile de ridiculiser ces textes "utopiques" -- voire d'en conclure, comme le fait LC, que leur auteur était "un illuminé" -- en oubliant :
  • qu'il s'agit d'utopies revendiquées comme telles, 
  • qu'il n'est pas interdit de les repenser à la lumière des connaissances scientifiques actuelles
  • et que de toutes façons il ne s'agit pas là de prédictions scientifiques mais de spéculations volontairement provocantes dont le but essentiel est, me semble-t-il, un peu à la manière des maîtres zen, de provoquer en nous un choc intellectuel et affectif capable de casser notre carapace naturelle dans ces deux domaines.
Passons à la suite :
On ne se revendique plus du positivisme et de son inventeur aujourd’hui. Difficile d’assumer que notre attachement à la raison aille puiser ses racines chez un illuminé.
Certes, et d'autant plus que cet "illuminé" ne croyait pas au primat de la raison mais à celui de l'affectivité !
Pourtant, c’est dans ses thèses que la République postrévolution industrielle trouva la doctrine progressiste adéquate à son développement. De Jaurès à Maurras, tout l’éventail idéologique français s’y abreuva.
Autrement dit : toute une génération s'est abreuvée goulument aux doctrines d'un fou, les crétins ! Mais nous on est plus  malins : on a compris qu'il s'agissait d'un fou et on ne veut plus en entendre parler, na !

Les lecteurs de ce blog savent que la vaste influence passée qu'on attribue à Comte est un mythe, et que cette absence d'influence est en grande partie due aux accusations de folie proférées contre lui de manière constante depuis le fameux procès de 1870 où son épouse a demandé, sans succès, à la première chambre du tribunal civil de la Seine de le déclarer fou.

Pour ce qui est de Jaurès, je n'ai jamais rien lu de plus hostile à Comte que le texte suivant que je dois à  Jean-Paul Scot d'avoir récemment découvert :

Quant à Maurras, c'est un bien douteux disciple de Comte sur lequel je reviendrai.

La suite de l'article est constituée d'anecdotes plus ou moins croustillantes, bourrées d'inexactitudes factuelles que je ne relèverai pas. Je citerai seulement ce passage, factuellement inexact lui-aussi puisqu'il suppose Comte s'enfermant avec une Clotilde déjà morte, ce qui n'est apparemment pas le cas, et d'un caractère  équivoque que le lecteur appréciera :
Et puis elle [Clotilde] meurt. Il ne l’aura pas touchée une seule fois, sauf peut-être sur son lit de mort quand, celle-ci ayant succombé à la maladie, il pénètre dans sa chambre, chez ses parents, et s’y enferme à double tour avec le corps.