jeudi 15 mai 2014

Sociocratie versus démocratie, ou la convergence substituée à l'affrontement

Emmanuel Lazinier
Le bon sens, c'est pas la politique. La politique en démocratie c'est de nous dire qu'il y a des choix. C'est-à-dire que, si la droite et la gauche font la même chose, à quoi bon être en démocratie. La démocratie ce n'est pas le consensus c'est le dissensus. La démocratie ce sont des gens qui s'affrontent parce qu'ils nous proposent des visions du monde différentes. Si au contraire on nous dit que la réalité nous impose telle ou telle politique, eh bien ça veut dire qu'il n'y a plus de politique. Donc, à ce moment-là, pourquoi les gens iraient-ils voter ? Il ne faut pas s'étonner si beaucoup se tournent soit vers l'abstention soit vers le Front national.
 Ainsi s’exprimait dimanche dernier 11 mai sur les ondes de France Inter le sociologue Éric Fassin, interviewé à propos de son dernier livre Gauche : l'avenir d'une désillusion. (réécouter à l'index 2:10).

Déclaration édifiante. Éric Fassin nous décrit là, très clairement, une conception et une pratique de la démocratie qui nous aident à comprendre pourquoi Auguste Comte préférait se qualifier de sociocrate plutôt que de démocrate :

Somme-nous donc condamnés à assister à perpétuité à la confrontation de « visions du monde différentes » ? Devons-nous nous résigner à ce que ces visions du monde différentes s'emparent alternativement du pouvoir politique, chacune s'employant à démolir ce que la précédente aura tenté de construire -- à moins qu'une vision du monde majoritaire ne s'empare durablement du pouvoir politique et ait alors carte blanche pour imposer à la minorité sa société idéale ? Tout cela est quand même assez problématique !

On objectera que dans la vraie vie, les « visions du monde différentes », lorsqu'elles arrivent au pouvoir, se trouvent vite confrontées aux réalités, et doivent mettre de l'eau dans leur vin.  Mais c'est précisément ce dont notre Éric Fassin ne veut pas entendre parler :
Le réalisme est une illusion de langage qui est beaucoup utilisée par la majorité socialiste depuis les années 80. Aujourd'hui, ce qui est frappant c'est que François Hollande qui avait insisté sur le fait qu'il y a bien une alternative au moment où il était candidat [...], insistant sur le fait que, même dans les situations les plus difficiles il y a des choix politiques, qu'est-ce qu'il nous explique aujourd’hui ? : il n'y a pas de choix, uns seule politique est possible. Autrement dit quelles que soient les réactions de l'électorat il n'est pas question d'en tenir compte [...] Autrement dit le réalisme aujourd'hui, lorsque ce mot est utilisé par le gouvernement socialiste, ça veut dire que la réalité serait de droite.
On objectera aussi que ces « visions du monde différentes » ne le sont aujourd’hui plus autant qu'elles ont pu l'être à l'époque des Lumières et dans le sillage de la Révolution française, lorsque les notions de droite et de gauche ont fait leur l'apparition. En ces temps-là, s'opposaient frontalement :
  • ceux qui croyaient encore en une anthropologie tombée du Ciel, justifiant un ordre social et politique immuable, et 
  • ceux qui, n'admettant plus cette vision théologique de la nature humaine, et ne voyant pas encore que la science puisse en fournir une autre, jetaient le bébé avec l'eau du bain, décrétant qu'il n'y a pas de nature humaine : que l'Humanité, qui commençait à être maître et possesseur de la nature, allait avoir aussi le pouvoir de repartir à zéro, de  faire de son passé table rase ; que sa vocation était, comme dit Laurence Rossignol, de de « bouleverser [l']ordre naturel au profit d'un ordre organisé par les êtres humains au fur et à mesure qu'ils s'en émancipent ». 
A ces deux écoles, Auguste Comte est venu révéler qu'une anthropologie scientifique était d'ores et déjà en cours de constitution, et que, lorsqu'elle serait suffisamment mûre, les deux visions du monde précitées allaient devoir inéluctablement se fondre en elle. L'une et l'autre école ont refusé de l'entendre, l'une et l'autre l'ont voué aux gémonies. Mais pourront-elles le faire encore longtemps ?

(Au passage il est important de souligner que, contrairement à ce qu'on s'est complu à imaginer, Comte n'envisageait nullement que la contrainte, même spirituelle, puisse être utilisée pour faire admettre plus rapidement sa nouvelle vision du monde. Son grand principe de séparation du spirituel et du temporel l'en détournait radicalement. En cela sa politique positive se distingue des systèmes totalitaires -- dans lesquels Pierre Rosanvallon voit d'ailleurs des maladies de la démocratie -- qui ont tenté au XXe siècle d'imposer par la violence l'une ou l'autre des deux visions du monde qui nous divisent encore.) Ainsi Comte refusait tout contrôle de l’État sur l'éducation, et l'idée d'un « nécessaire endoctrinement » par le pouvoir temporel au travers de l’École lui était étrangère -- contrairement à ce qu'on peut lire dans l'ouvrage de Louis Legrand L'influence du positivisme dans l'oeuvre scolaire de Jules Ferry: les origines de la laïcité (Paris,M. Rivière, 1961). Comte n'aurait certainement pas souscrit à cette déclaration de son très infidèle disciple Jules Ferry :
Vous pouvez citer l'Angleterre et les États-Unis pour d'autres choses, pour de grandes choses qu'ils font, qu'ils possèdent et que  nous n'avons pas ; mais nous avons sur l'Angleterre et les États-Unis cette supériorité de considérer que l'enseignement -- l'enseignement de l'enfance surtout, à quelque degré qu'il soit et de quelque nature qu'il soit, privé ou public -- n'est point matière d'industrie mais matière d’État, et que les intérêts intellectuels de l'enfance sont sous le contrôle et la surveillance de l’État.
Discours du 25 mai 1880
 Pour lui, au contraire
Les enfants ne sauraient être élevés contrairement aux convictions paternelles, ni même sans leur assistance. [...] Loin donc d'inviter les gouvernements actuels à organiser déjà l'éducation générale, il faut les exhorter à abandonner franchement les attributions oiseuses ou perturbatrices qu'ils conservent encore à ce sujet, surtout en France. J'ai ci-dessous indiqué la double exception que comporte cette maxime actuelle, pour l'instruction primaire et la haute instruction spéciale, qui doivent attirer de plus en plus une sage sollicitude publique, comme germes indispensables d'une vraie rénovation. A cela près, il importe beaucoup que le pouvoir temporel, central ou local, abdique son étrange suprématie didactique, en établissant la véritable liberté d'enseignement.
Système de politique positive, I, 181-2

Comment Comte concevait-t-il sa République « sociocratique » ?

Comte voyait dans l’affirmation de la souveraineté populaire -- qui n'était à ses yeux que le décalque métaphysique du théologique droit divin des rois -- une « mystification oppressive », . La seule souveraineté admissible à ses yeux était celle de l'intérêt commun de la société, d'où son adoption du vocable sociocratie.

Pour lui le peuple, tout comme les prêtres et les femmes, ne saurait prétendre à exercer le pouvoir temporel, qu'il faut laisser aux patriciens, mais seulement à le contrôler. Sa place est donc au sein du pouvoir spirituel et non du temporel. Ce qu'Alain résumait par cette formule : « Auguste Comte entendait la République comme une dictature des riches, tempérée par le droit de blâmer" (Propos, 2 juin 1913) -- voir citations sur le site Clotilde.

La sociocratie remise au goût du jour ?

De manière quelque peu surprenante, le terme sociocratie, est depuis quelques années remis en honneur par une école de pensée qui propose un nouveau mode de gestion des organisations qui serait à mi-chemin entre « autocratie » et « démocratie ».

Voir une petite présentation sur le blog de Michel Martin : La sociocratie pour réconcilier le je et le nous et réduire la surchauffe des égos.

Et voir comment le tout nouveau parti politique Nouvelle Donne entend s'inspirer de cette démarche :

1 commentaire:

  1. Merci de relayer un des articles que j'ai rédigé sur la sociocratie d'Endenburg. Un spécialiste des architectures organisationnelles, Yves Caseau, apporte quelques éclairages conceptuels à la combinaison de la hiérarchie (mais pas vraiment de l'autocratie, il ne s'agit pas ici de valider la hiérarchie pyramidale ou autocratique, mais plutôt une hiérarchie fonctionnelle) et de la gestion participative. Organisations scalables face à la complexité.
    Le philosophe Jean Zin apporte de son côté des éléments de fond sur la Permanence et les fonctions des hiérarchies.

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