mardi 26 mai 2015

Auguste Comte, un philosophe en kit, à construire soi-même !

Emmanuel Lazinier

Vous avez toujours rêvé de pouvoir causer philosophie ? Vous aimeriez bien épater vos amis par votre culture en la matière, en disserter savamment sur le Web, et pourquoi pas vous illustrer dans un café philo, une université populaire... ? Si oui, j'ai une bonne nouvelle pour vous : yes you can ! Il vous suffit d'acquérir le kit Auguste Comte. En un rien de temps vous pourrez construire vous-même un philosophe parfaitement crédible, transportable partout où vous aurez envie de briller !

Non, il ne s'agit pas d'une arnaque. Le kit est gratuit, et il est vraiment magique : avec un minimum de temps et d'effort vous aurez construit un philosophe plus vrai que nature. Et aussi serviable que le génie de la lampe d'Aladin !

Bon, je vais être honnête. Derrière le succès de ce kit il y a un truc, et ce truc je vais même vous le révéler. Il réside uniquement dans le nom choisi pour votre philosophe à tout faire : Auguste Comte.

Ce nom est idéal ! Il renvoie à un philosophe notoire. Je dis bien notoire et non pas connu, car ce dernier terme impliquerait qu'il soit... connu -- qu'on le lise, quoi !

Or c'est là justement que réside le pouvoir magique du kit : Comte est à la fois notoire et absolument pas connu ! Ce dernier point vous donne une liberté absolue dans la construction de votre philosophe sur mesure.

Je vous sens un peu sceptique... J'imagine que vous vous dites « mais qu'est-ce qui me garantit qu’un jour ou l'autre on ne lira pas Auguste Comte ? » A cela je réponds que le risque est dans l'immédiat très faible. Pourquoi ? Parce que Comte a les désastreuses réputations suivantes :
Et j'en oublie sans doute !

Convaincu ? Vous commandez le kit ? Alors je vous le livre. Il est très simple :
  1. loi des trois états (nota. le quatrième état ne fait pas partie du kit : inutile de le commander)
  2. échelle des six sciences (même remarque pour la septième science)
  3. au choix (à préciser dans la commande) : rejet de toute religion ou fondation tardive d'une religion bizarre (si vous y tenez absolument, on peut vous livrer les deux et vous n'aurez qu'à les concilier à l'aide de l'ultime composant du kit -- ci-dessous)
  4. enfin, l'essentiel, la colle qui va permettre à l'ensemble de tenir : la folie ! C'est dans ce composant, que l'on doit à un bricoleur philosophique de génie, Émile Littré, que réside toute la magie du kit. Grâce à lui, même les assemblages les plus extravagants vont pouvoir tenir ! C'est la variable d'ajustement, à doser savamment selon les matériaux utilisés et le résultat souhaité -- et selon vos goûts ! Vous pouvez choisir d'en mettre peu, ce qui donnera un Co(m|n)te mentalement fragile, plutôt émouvant dans ses pitoyables errances. Vous pouvez décider de faire commencer la folie à tel moment qu'il vous plaira, selon ce que vous entendez préserver ou discréditer . Et vous pouvez aussi parfaitement décider de mettre le paquet, et produire un Co(m|n)te écumant de délire du berceau à la tombe, suivi jusqu'à nos jours d'une cohorte de disciples, avoués ou non, tout aussi cinglés et dignes d'internement psychiatrique que leur maître -- et, pourquoi pas, responsables de tous les maux dont souffrent nos sociétés modernes...
Reconnaissez que tout cela laisse à votre créativité une belle marge de manœuvre ! Alors, n'hésitez plus, jetez vous à l'eau et construisez vous-même dès aujourd'hui votre Co(m|n)te !

Et, au cas où il serait nécessaire de stimuler votre imagination, vous trouverez ci-dessous quelques exemples de Co(m|n)tes assez réussis (inventaire que je m'efforcerai d'enrichir au fur et à mesure de mes découvertes)

Le Co(m|n)te de Claude Bernard

Je considère qu'Auguste Comte a raison quand il s'agit de science pure. Mais la grande objection que je lui fais c'est qu'il va supprimer le côté moral et sentimental de l'homme. La religion vit sur les sentiments éternels de l'humanité que nous retrouvons toujours, sans être affaiblis, depuis l'antiquité jusqu'à nos jours. L'état positif tel que le comprend Comte sera le règne du rationalisme pur, le règne de la tête et la mort du cœur... Les hommes ainsi faits par la science sont des monstres anormaux. Ils ont atrophié le cœur au dépend de la tête...

La religion de Comte est aussi mystique et plus absurde que les autres... La grande objection que je lui fais c'est qu'il s'imagine qu'il va supprimer le côté moral et sentimental de l'homme… Les positivistes sont dans l'erreur la plus profonde... Ils croient effacer la religion, c'est-à dire le sentiment qui y correspond. Jamais cela n'arrivera : l'homme a nécessairement besoin de quelque chose qui parle à son sentiment.

Claude Bernard : Philosophie, manuscrit inédit, publié par Jacques Chevalier, 1937 (en attendant de pouvoir consulter le texte original, qui n'est pas en ligne, je cite d'après des sources secondaires)
Ce manuscrit daterait des années 1865-66 et aurait été rédigé à l'occasion d'une lecture « attentive » du Cours de philosophie positive.

Je trouve ce texte merveilleux car il permet d'établir sans contestation possible que Claude Bernard :
  1. avait eu vent de la religion de l'Humanité -- puisqu'il la présente comme « mystique » et « absurde »
  2. n'avait pas pour étayer ce jugement, ressenti le besoin de lire l’œuvre finale de Comte
  3. n'avait même pas entendu parler de ce qui en constitue l'ossature (primauté cérébrale de l'affectivité, innéité de l'altruisme...)
  4. n'était pas gêné par la contradiction qu'il y aurait entre proposer une religion, aussi mystique et absurde soit elle, et vouloir « effacer la religion ».
Cela constitue un témoignage de choix en faveur de l'efficacité de la censure littréo-millienne du dernier Comte. Une belle pierre aussi dans le jardin de tous ceux qui persistent à attribuer à Comte une grande influence...

Bon, il faut quand même être honnête et souligner qu'il s'agit ici de simples notes, nullement destinées à la publication. J'ai la naïveté d'imaginer que Claude Bernard, s'il eût voulu les publier, aurait poussé plus loin l'investigation...

Plus lamentable, à mon sens, est le cas ce ceux qui, citant ce texte avec délectation, s'imaginent discréditer Comte en ne discréditant qu'eux-mêmes ! Ils affichent sans s'en rendre compte leur profonde ignorance du philosophe positif et leur propension à l'argument d'autorité -- particulièrement mal choisi en l’occurrence.

Cachez ce Comte que je ne saurais voir, ou l'aveu inconscient d'Alfred Loisy

Je trouve ce texte cité par des créationnistes, et cela ne me surprend ni ne me gêne outre mesure. Mais j'ai été réellement choqué de découvrir qu'il a pu être invoqué par un personnage pour lequel, sans l'avoir étudié de près, j'éprouve un profond respect : Alfred Loisy (1857-1940), ce prêtre et exégète biblique excommunié par l’Église catholique, qui se fit ça et là le chantre d'une religion de l'humanité !
L’existence de la société des nations implique, elle exige, elle devra produire, pour durer elle-même, une religion de l’humanité.

Auguste Comte avait très bien vu que cette religion est dans la logique de l’évolution humaine. Car c’est chose remarquable que l’homme a senti de bonne heure l’odieux du meurtre commis sur son semblable. Mais le semblable dont il pensait devoir respecter la vie était le membre de sa petite humanité, l’homme de sa tribu, de sa cité, le membre de la petite humanité voisine étant comme d’une autre espèce. L’abomination du meurtre collectif, de peuple à peuple, n’existe que par rapport à un sens d’humanité auquel on peut dire que nous atteignons à peine, et qui reste à créer afin qu’une guerre entre peuples civilisés devienne moralement impossible, que ce soit religion de ne s’entre-tuer point de nation à nation pour la possession du monde. L’histoire des religions montre comment peu à peu ont grandi ensemble et la notion de la religion et la notion de l’humanité ; elle prouve aussi, à sa manière, que la société des nations est inconcevable sans une sorte de religion universelle, la religion de l’humanité, qui reste encore à venir.

« La Société des Nations et la religion de l’humanité », Scientia, Vol. XXV, 13e année (juin 1919), Bologna, London, Paris, pp. 471-480, cité par Élisabeth Scheele,  Guerre et Religion de l’humanité chez Alfred Loisy, 2e partie
A cette humanité qui, très réellement, nous a créés et qui nous recrée, qui nous soutient et qui nous garde, nous devons le service de ce que nous sommes et de ce que nous pouvons ; nous le devons, non pas précisément pour nous acquitter envers elle de la dette que nous contractions en usant de ses bienfaits [...] mais parce qu'elle a un droit de mère divine sur chacun de ses enfants [...] Ce n'est pas à la conception métaphysique de l'univers que s'est jamais attachée la foi vivante et efficace, mais à l'idéal humain que les anciennes religions personnifiaient dans les dieux, que le christianisme a personnifié dans le Christ-dieu ; elle s'est donc toujours arrachée à une sorte d'idéal divin de l'humanité, et c'est cet idéal qu'elle a servi en servant les dieux; notre foi morale, tout en se dégageant des anciens mythes religieux, conservera donc au devoir et le même fondement et le même objet essentiels. [...]

En l'humanité nous voyons le vrai Christ éternel, toujours souffrant, toujours mourant, toujours ressuscitant.
La religion (2e éd.), Paris, Émile Nourry, 1924, pp. 364 et suiv.
Comment, après avoir lui ces textes, ne pas être attristé de lire sous la plume du même auteur cette déclaration :
Il n'y avait [entre la religion de l'humanité de Comte et la mienne] que le mot humanité de commun, mais la notion même de la religion était essentiellement différente.
et de trouver dans le même ouvrage, aux pages 77-78, le texte précité de Claude Bernard, reproduit avec éloge :
Je cueille ces citations dans un article du Temps (7 juin 1938, Claude Bernard et sa philosophie, par E. Henriot) et j'ai grand regret de ne pouvoir remonter aux sources. Claude Bernard, ce me semble, est une autorité non seulement scientifique mais humaine au sens plein du mot.
Le pauvre Loisy ne s'est pas rendu compte qu'il nous apportait par là la preuve irréfutable de ce que lui-même ne s'était pas soucié de lire le dernier Comte, et par conséquent n'était nullement en mesure de comparer sa religion de l'humanité avec la sienne !