mardi 5 août 2014

Pourquoi tant de haine ? Chronique de la comtophobie ordinaire

La folie de Comte et son « discrédit »

Dans Les Particules Elémentaires de Michel Houellebecq1, un des éléments les plus déconcertants pour le lecteur est la répétition des références d'une part à Auguste Comte, et de l'autre aux physiciens de la mécanique quantique, Werner Heisenberg et Niels Bohr [...]

Parmi ces trois penseurs, le nom qui déconcertera le lecteur le plus est sans doute celui d'Auguste Comte. Là où la réputation de Bohr et de Heisenberg ne cesse de s'étendre, celle d'Auguste Comte a subi un déclin graduel, victime d'abord de son discrédit personnel3, et ensuite de celui de sa philosophie, le positivisme, et de ses bases, la foi dans la science et l'espoir de la perfectibilité humaine.

Mais ce déshonneur n'apparaît nullement dans le texte d'Houellebec [... ]

3 Auguste Comte sombra dans la folie en 1826, il fut interné dans un établissement psychiatrique, mais relâché par sa femme contre les conseils de ses médecins, qui le déclarèrent « non guéri », et le nom de fou ne le quittera plus, surtout après qu'il aura proposé une religion positiviste dont il serait lui-même le Grand Prêtre. Ses propres disciples dans le positivisme, John Stuart Mill et Maximilien Littré, mettraient en question sa santé mentale, tout en retenant sa doctrine positiviste telle qu'il l'avait présentée dans son Cours de Philosophie positive. [...] 
J'extrais cette éloquente citation de « La mesure de l'homme : le positivisme d'Auguste Comte et la mécanique quantique dans "Les Particules Élémentaire" de Michel Houellebecq », article paru en 2003 dans Versants : revue suisse des littératures romanes, sous la signature de Vincent Aurora, lecturer au Department of French and Romance Philosophy de Columbia University. (Et article qui, paradoxalement,  contient par ailleurs des aperçus fort justes sur Auguste Comte !)

L'auteur est américain, donc citoyen d'un pays libre, et l'article est paru en Suisse, autre pays libre. Et pourtant ce texte fait irrésistiblement penser à ce qu'écrivaient sous les régimes totalitaires les plumitifs aux ordres quand il s'agissait de discréditer tel ou tel intellectuel contestataire !

Notons la phraséologie : Auguste Comte n'a pas été simplement victime d'une crise mentale en 1826. Non, il a sombré dans la folie, et le nom de fou ne l'a plus quitté !

Peut-on au XXIe siècle tenir un tel langage ? Il me semble d'abord que le terme de folie, qui est un véritable fourre-tout, n'est plus de mise aujourd'hui : on se doit d'être plus précis et de faire tout au moins des suppositions sur le ou les troubles précis dont Comte a pu être atteint.

Et peut-on décemment au XXIe siècle dire que le fait d'avoir été victime de trouble mental discrédite un homme, fût-il philosophe ? Évidemment pas ! Peut-on alors affirmer qu'à défaut de discréditer l'homme il discrédite l’œuvre, en tout ou partie ? Il faudrait pour le moins en apporter la preuve. Autrement dit :
  • soit démontrer que le trouble mental spécifique attribué à Comte (1) a perduré jusqu'à la fin de se vie, et (2) a pu influencer de manière pathologique sa pensée et ses écrits
  • soit raisonner à l'inverse et prouver que tel ou tel passage de l’œuvre de Comte porte la marque caractéristique d'un fonctionnement anormal de son cerveau attribuable à un trouble psychique précis.
Les comtophobles ont donc du pain sur la planche s'ils veulent être crédibles sur ce point. Et il leur faudra aussi expliquer
  • comment Comte a pu avoir pour disciples « complets » (ne rejetant pas ses derniers ouvrages) autant d'hommes et des femmes éminents de santé mentale apparemment intacte (avant et après sa lecture !), dont une grosse proportion de médecins -- parmi lesquels de grands aliénistes : Jules Cotard, Antoine Ritti... !
  • et en quoi le témoignage ci-dessous, de neuf de ces médecins au procès intenté en 1870 aux exécuteurs testamentaires de Comte par sa veuve (soutenue par Émile Littré) peut être contesté (rappelons que Mme Comte a été déboutée) :
Les médecins soussignés : Richard Congreve, à Londres, Audiffrent, à Marseille, Bazalgette, à Paris, Segond, agrégé de la Faculté de médecine de Paris, Sémerie, ex-interne de l’asile impérial d’aliénés de Charenton, Carré, à Triel (Seine-et-Oise), Delbet, à la Ferté-Gaucher (Seine-et-Marne), Sauria à Saint-Lothain (Jura), Robinet, à Paris, tous ayant connu Auguste Comte pendant les dernières années de sa vie, de 1850 à 1857, et l’ayant tous vu pendant ce temps, les uns journellement et les autres par intervalles, certifient qu’ils n’ont jamais aperçu chez lui, dans ses conversations, dans ses actes ni dans ses écrits quelconques, la moindre trace de dérangement intellectuel et moral, d’aliénation mentale ou de monomanie de quelque nature que ce soit ; que jamais ils n’ont constaté, dans son entourage, aucune contrariété, ni le moindre soupçon à cet égard et que, au contraire, Auguste Comte leur a toujours apparu comme jouissant et ayant joui, jusqu’au dernier moment de sa vie (sans parler de son génie incontestable), de la lucidité la plus complète, de la mémoire la plus étendue et la mieux ordonnée, du jugement le plus sain, de la raison la plus droite, du calme le plus constant, de la persévérance la plus ferme et du désintéressement le plus généreux qui sont les caractères intellectuels et moraux les plus opposés à ceux de la folie. En foi de quoi ils ont signé la présente déclaration
(voir plaidoirie de Me Allou et  « Auguste Comte » in Dr Cabanès, Grands névropathes, t.2)
Il est infiniment triste qu'Émile Littré, suivi par d'autres disciples de Comte dont on s'est plu à exagérer le nombre, ait pu appeler la psychiatrie à le rescousse de ses désaccords philosophiques avec son ex-maître. Il n'a nullement apporté la preuve de ses allégations, et, comme on l'a vu, ni la psychiatrie ni la justice ne l'on suivi. Mais il faut reconnaître qu'il a lancé un mème extraordinairement puissant qui garde aujourd'hui toute sa force, et qui a joué un rôle décisif dans l'occultation de Comte dont nous souffrons encore aujourd'hui !

Il me paraît probable que Vincent Aurora ait été manipulé par ce mème plutôt que l'inverse. Il n'est pas impossible, certes, que ce soit  son background personnel qui l'ait poussé à relayer ce mème. Il se pourrait qu'il appartienne à un milieu --chrétien, marxiste, athée pur et dur, néo-libéral (ça fait du monde !) -- qui voit traditionnellement en Auguste Comte une sorte d'antéchrist... Mais il se pourrait aussi qu'il n'en soit rien et que le mème ait eu assez de puissance pour s'emparer d'un cerveau sans prédisposition aucune !

Je serai très curieux d'approfondir la question, et j'espère que Vincent Aurora, que je vais informer de l'existence de ce billet, voudra bien y contribuer par un commentaire explicatif.

(A suivre...)

    Aucun commentaire:

    Enregistrer un commentaire