mardi 14 mars 2023

Notre "École de la République" peut-elle se réclamer du grand Condorcet ?

"Sans l’éducation, la transmission des valeurs de la République ne peut être assurée. L'École y contribue et se mobilise aux côtés de ses partenaires pour les valeurs de la République."
Site du ministère de l'Éducation nationale et de la Jeunesse
Condorcet, le père spirituel d'Auguste Comte, l'auteur des fameux Mémoires sur l'instruction publique, se reconnaîtrait-il dans notre "École de la République" ? Un école aujourd'hui sacralisée par tout notre échiquier politique, de Mme Le Pen à M. Mélanchon ?

Il semblerait bien que non, à en croire les passages suivants des Mémoires :

Cependant comme ces sciences influent davantage sur le bonheur des hommes, il est bien plus important que la puissance publique ne dicte pas la doctrine commune du moment comme des vérités éternelles, de peur qu'elle ne fasse de l'instruction un moyen de consacrer les préjugés qui lui sont utiles et un instrument de pouvoir de ce qui doit être la barrière la plus sûre contre tout pouvoir injuste.
p. 54

D 'ailleurs l'éducation, si on la prend dans toute son étendue, ne se borne pas seulement à l'instruction positive, à l'enseignement des vérités de fait et de calcul, mais elle embrasse toutes les opinions politiques, morales ou religieuses. Or, la liberté de ces opinions ne serait plus qu'illusoire si la société s'emparait des générations naissantes pour leur dicter ce qu'elles doivent croire. Celui qui en entrant dans la société y porte des opinions que son éducation lui a données, n'est plus un homme libre ; il est l 'esclave de ses maîtres, et ses fers sont d'autant plus difficiles à rompre que lui-même ne les sent pas, et qu'il croit obéir a sa raison, quand il ne fait que se soumettre à celle d'un autre. On dira peut-être qu'il ne sera pas plus réellement libre, s'il reçoit ses opinions de sa famille. Mais alors ces opinions ne sont pas les mêmes pour tous les citoyens ; chacun s’aperçoit bientôt que sa croyance n'est pas la croyance universelle ; il est averti de s'en défier ; elle n'a plus à ses yeux le caractère d'une vérité convenue ; et son erreur, s'il y persiste, n 'est plus qu'une erreur volontaire. L'expérience a montré combien le pouvoir de ces premières idées s'affaiblit, dès qu'il s’élève contre elles des réclamations ; on sait qu'alors la vanité de les rejeter l'emporte souvent sur celle de ne pas changer. Quand bien même ces opinions commenceraient par être à-peu-près les mêmes dans toutes les familles, bientôt si une erreur de la puissance publique ne leur offrait un point de réunion, on les verrait se partager, et dès-lors tout le danger disparaîtrait avec l'uniformité. D'ailleurs, les préjugés qu'on prend dans l'éducation domestique sont une suite de l'ordre naturel des sociétés, et une sage instruction en répandant les lumières en est le remède ; au lieu que les préjugés donnés par la puissance publique sont une véritable tyrannie, un attentat contre une des parties les plus précieuses de la liberté naturelle.
p. 45

La puissance publique ne peut même sur aucun objet avoir le droit de faire enseigner des opinions comme des vérités ; elle ne doit imposer aucune croyance. Si quelques opinions lui paraissent des erreurs dangereuses, ce n'est pas en faisant enseigner les opinions contraires qu'elle doit les combattre ou les prévenir ; c'est en les écartant de l'instruction publique , non par des lois, mais par le choix des maîtres et des méthodes ; c'est sur-tout en assurant aux bons esprits les moyens de se soustraire à ces erreurs et d'en connaître tous les dangers.

Son devoir est d'armer contre l'erreur, qui est toujours un mal public, toute la force de la vérité ; mais elle n'a pas droit de décider où réside la vérité , où. se trouve l'erreur.
p. 49

Créez des corps enseignants, et vous serez surs d 'avoir créé ou des tyrans ou des instruments de la tyrannie.
p. 52

La puissance publique doit d'autant moins donner ses opinions pour base de l'instruction , qu'on ne peut la regarder comme au niveau des lumières du siècle où elle s'exerce.
p. 55
Que serait-ce si la puissance publique, au lieu de suivre, même de loin, les progrès des lumières , était elle-même esclave des préjugés ; si, par exemple, au lieu de reconnaître la séparation absolue du pouvoir politique qui règle les actions et de l'autorité religieuse qui ne peut s'exercer que sur les consciences, elle prostituait la majesté des lois jusqu'à les faire servir à établir les principes bigots d'une secte obscure, dangereuse par un sombre fanatisme,
p. 68

On a dit que l'enseignement de la constitution de chaque pays devait y faire partie de l'instruction nationale. Cela est vrai, sans doute y si on en parle comme d'un fait ; si on se contente de l'expliquer et de la développer ; si, en l'enseignant, on se borne à dire, telle est la constitution établie dans l'état et à laquelle tous les citoyens doivent se soumettre. Mais si on entend qu'il faut l'enseigner comme une doctrine conforme aux principes de la raison universelle, ou exciter en sa faveur un aveugle enthousiasme qui rende les citoyens incapables de la juger ; si on leur dit : voilà ce que vous devez adorer et croire, alors c'est une espèce de religion politique que l'on veut créer, c'est une chaîne que l'on prépare aux esprits, et on viole la liberté dans ses droits les plus sacrés , sous prétexte d'apprendre à la chérir. Le but de l'instruction n'est pas de faire admirer aux hommes une législation toute faite, mais de les rendre capables de l 'apprécier et de la corriger. Il ne s'agit pas de soumettre chaque génération aux opinions comme à la volonté de celle qui la précède, mais de les éclairer de plus en plus, afin que chacune devienne de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison.
p. 70