samedi 9 avril 2016

Séparation du spirituel et du temporel, ou religion « laïque » d’État ?

Emmanuel Lazinier

La presse anglo-saxonne se plaît à présenter le laïcisme à la française comme une véritable religion d’État (exemple). Mais rares sont les français qui ont la lucidité de partager cette analyse. Il faut donc saluer l'écrivain Jean Rouaud qui a eu le courage de le faire dans son livre Tout paradis n'est pas perdu. Chronique de 2015 à la lumière de 1905.

On écoutera avec intérêt l'interview qu'il a donné le 10 janvier 2016 à France-Inter (index 1:41)

Sacré paradoxe ! Partant d'une loi visant à la séparation du spirituel et du temporel, et qui a porté d'excellents fruits, on en arrive à une parfaite confusion des deux qui provoque les plus grands désordres !

Laïcité : un terme ambigu, à abandonner au plus vite !

Le mot laïcité, employé aujourd'hui à tort et à travers, est parfaitement emblématique de la confusion qui règne dans les esprits.
  • Pour les uns le terme est simplement synonyme du principe (comtien) de séparation du spirituel et du temporel
  • Pour d'autres il désigne la situation de ceux, de plus en plus nombreux, qui se sont affranchis des dogmes des religions théistes et qui entendent simplement n'avoir plus recours à leurs pompes ou à leurs œuvres. (On n'a aucune peine à comprendre que beaucoup de ces gens puissent préférer le terme laïc pour se définir eux-mêmes, tant les qualificatifs alternatifs sont peu satisfaisants. Athée, agnostique, mécréant, incroyant ont tous le défaut d'être des termes négatifs, qui vous définissent par ce à quoi vous ne croyez pas ! Humaniste, comme positiviste, suggère l’adhésion à un nouveau crédo, et cette population, échaudée, n'est pas encore mûre pour cela...)
  • Pour les autres, enfin, et c'est la vision qui aujourd'hui, en France, tend à dominer politiquement, il représente une vision de la société débarrassée, manu militari s'il le faut, de toute trace publique desdites religions !
Comment le positivisme d'Auguste Comte se positionne-t-il par rapport à ces trois « laïcités » ?
  • La première laïcité est pour lui un principe fondamental, auquel États et religions doivent se soumettre intégralement. Les États ont le droit d'utiliser la force publique pour le défendre, mais en contrepartie ils doivent s'abstenir de toute législation restreignant la liberté spirituelle, que ce soit dans la sphère privée ou la sphère publique. (Rappelons que pour Auguste Comte la distinction de ces deux sphères est artificielle.)
  • La seconde est pour lui un phénomène inévitable auquel il entend répondre en proposant une religion... que certains voudront qualifier de « laïque » (ou « séculière ») mais que, pour éviter toute équivoque, je préfère appeler positive ou humaniste. (Il va de soi que cette religion a tout autant que les autres vocation à être rigoureusement séparée du pouvoir temporel -- et bien entendu ne saurait être imposée à personne.)
  • La dernière est pour lui à rejeter entièrement... en tant que contradictoire de la première, tout simplement !

Quand l’État se désengage de la morale

Quelles lois françaises ont mis en œuvre le principe de séparation du spirituel et du temporel ? La loi de 1905, bien entendu, mais aussi, entre autres :
  • la loi autorisant le divorce, 
  • la dépénalisation en matière de mœurs (de la contraception et de l'avortement, de l'adultère,  de l'homosexualité...),
  • la loi Debré de 1959 également, dans la mesure où elle constitue un début de renoncement de l’État à imposer un système d'éducation « publique » (traduisons étatique).
Il est important de souligner ici que, pour le positivisme, une dépénalisation en matière de mœurs ne constitue en aucune façon une reconnaissance par l’État de la moralité des pratiques dépénalisées -- puisqu'il ne saurait y avoir de morale d’État ! En l’occurrence l’État ne fait que reconnaître qu'il n'a pas vocation à intervenir : il laisse ce soin aux autorités spirituelles qui peuvent les proscrire sans pouvoir prétendre à l'emploi de quelque contrainte que ce soit1.

Quand il y revient en force...

Quelles lois françaises sont en contradiction avec le principe de séparation du spirituel et du temporel ? Toutes celles qui tendent à imposer une morale d’État, par exemple :
  • en pénalisant la consommation et le commerce des drogues, et depuis peu la prostitution
  • en restreignant la liberté de conscience et d'expression, comme le font les lois dites « mémorielles » qui prétendent établir des vérités historiques d’État
  • en interdisant dans tel ou tel espace les signes religieux « ostentatoires ».

...Et avec quels résultats !

Qu'est-ce qui caractérise les lois de la première catégorie ? Qu'elles sont toutes, pour reprendre une expression utilisée il y a peu (et bien mal à propos) par l'éditorialiste de radio Thomas Legrand, des lois « cliquets civilisationnels », c'est-à-dire des lois qui ont pu susciter des oppositions farouches au moment de leur mise en place, mais qui sont vite parfaitement entrées dans les mœurs, faisant l'objet d'un consensus tranquille qui fait que tout retour en arrière paraît impossible.

Qu'est-ce qui caractérise les lois de la deuxième catégorie ? J'ai envie de dire l'effet « Révocation de l’Édit de Nantes » ! Autrement dit des lois visant essentiellement à donner bonne conscience aux  bien-pensants (surtout quand ils sont électeurs !), et qu'on refuse de juger à leurs fruits... catastrophiques ! (Ce sont aussi des lois en général fort difficiles à appliquer, et qui, en revanche, en cas d'arrivée au pouvoir d'idéologies extrémistes, peuvent être facilement instrumentalisées à des fins nettement oppressives.)

Est-il besoin de souligner
  • que les lois sur les drogues ont eu pour principal effet, non pas la réduction de leur consommation, mais la création d'une délinquance dont le chiffre d'affaire mondial, si elle était un pays, classerait son PIB au 21e rang mondial, juste derrière la Suède ?
  • que les lois mémorielles n'ont pas fait reculer le racisme ni le déni de Shoah, mais qu'elles créent au contraire des doutes dans beaucoup d'esprit faibles qui vont juger que des vérités historiques imposées par l'État ne sont ipso facto pas certaines2... ?
  • que les lois contre les signes religions « ostentatoires », ont été perçues par beaucoup de nos frères musulmans (et même par des non-musulmans comme votre serviteur) comme des mesures essentiellement discriminatoire envers leur religion ?
  • que la loi qu'on nous prépare sur la pénalisation des clients de la prostitution ne vas pas abolir cette dernière, mais simplement la rejeter dans la clandestinité, avec tous les inconvénients que cela comporte (en particulier quand à la sécurité et la santé des personnes prostituées).  Que, très difficile à appliquer par la police, elle risque d'être utilisée essentiellement à des fins de chantage, de discrédit d'opposants politiques ou autres personnes gênantes pour le pouvoir en place...  (Qu'on me comprenne bien : je n'ai nulle envie d'excuser les faiblesses de ceux qui ont recours à la prostitution3. Et je reconnais à l’État le devoir de réprimer vigoureusement tout ce qui peut conduire à la prostitution forcée, de combattre les causes économiques ou sociales qui poussent des personnes à ses prostituer, de mettre en œuvre toutes les mesures possibles pour aider les personnes prostituées à quitter ce « métier » dès qu'elles le désirent.. Mais, à mes yeux de positiviste, il n’appartient pas à l’État d'aller plus loin : il doit laisser aux autorités spirituelles (excusez le gros mot) le soin de travailler, par la seule persuasion, à éradiquer toute prostitution -- si tant est que cela soit possible.

Épilogue (provisoire)

Le serpent de mer de la dépénalisation du cannabis

A peine les lignes qui précèdent étaient-elles écrites qu'un ministre français, Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État aux relations avec le Parlement, lançait un énième appel en faveur de la dépénalisation du cannabis. (Appel qui ne fait que réitérer celui d'autre ministres, comme

Comme de bien entendu, le porte-parole du gouvernement, Stéphane Le Foll, n'a pas attendu pour rassurer les électeurs : la position exprimée par Jean-Marie Le Guen « n'est pas la position du gouvernement ». Bref, la dépénalisation du cannabis en France n'est pas pour demain... Déjà que notre beau pays, si fier de sa loi de 1905, n'a toujours pas eu le courage d'étendre ce beau «cliquet civilisationnel » à l'Alsace-Moselle !

Mais c'est à l'ancien ministre, et professeur de philosophie, Luc Ferry qu'il revenait de nous révéler le fond de l'affaire : « Le Guen sur le fond a raison, son argumentation n'est pas idiote, mais elle ne tient pas compte de la dimension symbolique du droit. Ce n'est pas qu'un problème économique et pénal; le droit symbolise aussi des valeurs morales ».

On ne saurait nier avec plus de candeur le principe de séparation du spirituel et du temporel !

Quand la question laïque fait bafouiller un ministre de la Justice

Le 16 mai dernier La Croix publiait sous le titre "Le pape François à « La Croix » : « Un État doit être laïque »" la remarquable déclaration suivante du chef de L’Église catholique :
Un État doit être laïque. Les États confessionnels finissent mal. Cela va contre l’Histoire. Je crois qu’une laïcité accompagnée d’une solide loi garantissant la liberté religieuse offre un cadre pour aller de l’avant. Nous sommes tous égaux, comme fils de Dieu ou avec notre dignité de personne. Mais chacun doit avoir la liberté d’extérioriser sa propre foi. Si une femme musulmane veut porter le voile, elle doit pouvoir le faire. De même, si un catholique veut porter une croix. On doit pouvoir professer sa foi non pas à côté mais au sein de la culture.

La petite critique que j’adresserais à la France à cet égard est d’exagérer la laïcité. Cela provient d’une manière de considérer les religions comme une sous-culture et non comme une culture à part entière. Je crains que cette approche, qui se comprend par l’héritage des Lumières, ne demeure encore.
Le lendemain Jean-Jacques Urvoas, notre garde des sceaux, interviewé sur France Inter, commentait ainsi la déclaration papale (réécouter -- index 1:40:50) :
Je ne suis pas certain que le pape soit le meilleur expert en matière de laïcité. [...] être laïque n'est pas être anti-religieux, c'est être a-religieux. Je trouve que c'est une bataille de tous les instants qui ne concerne pas que l’État et certainement encore moins [sic] les institutions religieuses, qui font œuvre de prosélytisme, ce qui est bien normal.

-- C'est précisément le reproche qu'il semble faire à la France c'est-à-dire d'être [plus] anti-religieux que a-religieux.

-- Non, je n'ai pas ce sentiment-là. Je n'ai pas le sentiment en tous cas de vivre dans un pays qui soit anti-religieux.
Jean-Jacques Urvoas est professeur de droit dans le civil et cela se ressent dans la manière claire et vigoureuse dont, d'habitude, il s'exprime. On est donc surpris qu'il ait pu bafouiller ici de manière assez piteuse (et n'ait pas jugé utile de se corriger) ! Faut-il en conclure qu'il est très mal à l'aise sur la question ?

On comprend quand même l'essentiel de sa pensée : la laïcité ne concerne pas les institutions religieuses ! C'est bien évidemment une énormité si on entend laïcité au sens de la loi de 1905, laquelle est parfaitement bilatérale, comme le principe de séparation du spirituel et du temporel qui l'inspire : l’État n'intervient pas dans la sphère religieuse ; les religions n’empiètent pas sur la sphère étatique.

C'est entendu : Jean-Jacques Urvoas n'est pas anti-religieux mais a-religieux. Tout le problème est dans la signification de ce a privatif !


1. Il me semble que si ce principe était clairement perçu, le débat qui persiste entre partisans et adversaires du « droit à l'avortement » pourrait être facilement apaisé. Pour reprendre les termes utilisés par les anglo-saxons, les pro-choice pourraient respecter les convictions des pro-life si ces derniers acceptaient l'idée que leur condamnation de l'avortement ne peut être que morale, et ne saurait en aucune façon s'appuyer sur le bras séculier. A ce sujet je recommande la lecture du bel ouvrage de l'anthropologue américaine Faye D. Ginsburg Contested Lives: The Abortion Debate in an American Community (University of California Press, 1998). Il est émouvant de voir comment l'auteure a réussi à faire dialoguer et à finalement se respecter mutuellement des femmes de convictions opposées sur ce débat de société.

2. A ceux qui croient aux vertus de l'interdiction des discours extrémistes, je recommande chaudement la lecture du livre Hate Speech: The History of an American Controversy (University of Nebraska Press, 1994) de Samuel Walker qui relate les combats menés par l'American Civil Liberties Union (ACLU) des États-Unis en faveur de la liberté d'expression la plus totale (et ce au nom du Premier Amendement à la constitution des USA). L'auteur démontre bien que la pénalisation des « discours haineux » est en réalité contre-productive.

3. Qu'Auguste Comte lui même ait eu de ces faiblesses ne les rend évidemment pas morales à mes yeux ni, j'imagine, à ceux d'aucun de ses disciples. Mais cela ne m'empêche nullement de frémir à l'idée que, d'ici quelque mois, l’État français va disposer d'un moyen de discréditer (ou d'assagir !) tel ou tel intellectuel ou politicien dérangeant qui aura le malheur d'avoir la même faiblesse que le philosophe positif !