jeudi 27 février 2014

La découverte de l'altruisme : ridiculisée hier, occultée aujourd'hui !


On a vu dans un précédent billet comment, jusque dans les années 1950, on pouvait se moquer de Comte « détectant un organe de la bienveillance dans chaque cerveau ».
Aujourd'hui ce genre de raillerie ridiculiserait son auteur beaucoup plus que sa cible. On a donc changé de tactique : Comte n'aurait pas formulé une théorie scientifique, mais seulement inventé un mot !
même si le mot « altruisme » a été inventé au XIXe par Auguste Comte, ce qu'il recouvre -- l'amour/don -- et sa relation directe avec le bonheur ont été mis en lumière par la plupart des sages, mystiques et philosophes.
Frédéric Lenoir, Du bonheur, un voyage philosophique (Fayard, 2013), p. 107
Dans le même ouvrage un chapitre entier est consacré au « cerveau des émotions »..., sans la moindre référence à Comte !
Même son de cloche dans l'ouvrage, par ailleurs remarquable, de Matthieu Ricard, Plaidoyer pour l'altruisme - La force de la bienveillance (NiL, 2013), p. 23 :
le terme « altruisme », dérivé du latin alter, « autre », fut utilisé pour la première fois au XIXe siècle par Auguste Comte, l'un des pères de la sociologie et le fondateur du positivisme. L'altruisme selon Comte suppose « l'élimination des désirs égoïstes et de l'égocentrisme,ainsi que l'accomplissement d'une vie consacrée au bien d'autrui »
Là encore, aucune référence à la théorie de l'altruisme inné. De surcroit la citation est apocryphe (vous pouvez le vérifier par vous-même en quelques secondes ici !).
(Elle a quand même le mérite de renvoyer au Système de politique positive -- sans indication de page, évidemment).
Mais il y a plus extraordinaire. Dans son livre  Le vocabulaire de Comte (Ellipse, 2002), mon amie Juliette Grange, la grande vulgarisatrice de Comte de ces dernières décennies, n'a pas jugé utile d'inclure le terme altruisme ! Quand on sait que Comte considérait la découverte de l'altruisme (dont modestement il attribuait la paternité à F.J. Gall) comme une révolution copernicienne, quand on sait que c'est cette découverte qui l'a conduit à concevoir la religion de l'Humanité, à ajouter la septième science de la morale naturaliste au sommet de sa classification, etc., on reste bouche bée !
Autre exemple, anglo-saxon cette fois : Lee Alan Dugatkin, The Altruism Equation. Seven scientists Search for the Origin of Goodness, Princeton University Press, 2006, où Auguste Comte n'est même pas mentionné !

samedi 22 février 2014

Comtes à dormir debout !

Emmanuel Lazinier

Comte souffre-douleur philosophique ?

Qui n'a pas connu, dans son enfance, ces pénibles scènes où toute une cour de récréation se ligue pour pourrir la vie d'un malheureux, choisi de préférence parmi ceux qui ne sont pas "comme tout le monde", et dont on peut supposer qu'ils ne sauront pas se défendre (et que nul ne prendra leur défense)... Il arrive que la vie de ces petites victimes devienne un tel enfer que le suicide leur paraîsse la seule porte de sortie, comme l'a vu dans un cas récent.

The Dominant Man, par 
Humphry Knipe & George  Maclay
(1972)
On aimerait croire ces phénomènes de défoulement collectif réservés au monde cruel de l'enfance. Et pourtant ils ont leur équivalent, toutes proportions gardées, dans le monde raffiné des intellectuels. Et les critères de sélection des victimes n'y sont pas différents : pas comme les autres, ne pourra pas se défendre, ne trouvera personne pour le défendre...

Il semblerait même que les intellectuels se délectent à cet exercice. Comme dans tout groupe social, humain ou animal, il se construit chez eux spontanément une échelle plus ou moins consciente de domination/soumission. Et rien n'est plus rassurant que de savoir, ou croire savoir, qu'on n'est pas en bas de l'échelle et qu'on n'y sera jamais parce qu'il existe des individus intrinsèquement inférieurs.

Il me paraît clair qu'un tel rôle a été implicitement assigné depuis quelques 150 ans à Auguste Comte. Comte, ou plutôt Conte, a été, est encore aujourd'hui, le penseur à qui l'on peut faire porter sans aucune vergogne tous les péchés du monde : un malade mental, un totalitaire assoiffé de domination qui a été le maître à penser de maint dictateur ; un style à vomir ; un piètre penseur qui a passé sa vie à se tromper...

Conséquemment, il n'est rien de stupide, de pervers, de grotesque qu'on ne puisse lui attribuer -- avec la certitude réconfortante que nul n'ira s'imposer la punition d'aller vérifier.

C'est ainsi qu'encore aujourd'hui on peut voir attribuer à Conte des délires aussi effarants que celui que j'ai relevé à la fin de mon précédent billet :


L'exemple est intéressant dans la mesure où il est fait allusion à un texte précis :
Je remarque d'emblée un détail révélateur : un épithète du texte incriminé a sauté : incomparable. Pourquoi ?

Je ne vois que deux hypothèses possibles :
  1. Wolf Lepenies n'a pas lu le texte original : il a travaillé de seconde main et l'épithète lui a échappé. C'est l'hypothèse la plus plus sympathique (celle  que Comte préconisait de toujours adopter) : WL serait un auteur négligent, qui ne vérifie pas ses sources.
  2. WL a lu le texte original, et il a sciemment retiré l'épithète pour que ça fasse plus vrai. Que Conte se prenne pour le fondateur de la République occidentale, c'est déjà assez fort. Qu'il se trouve en plus incomparable serait peut-être un peu dur à avaler pour le lecteur même crédule (on passerait de la mégalomanie au pur délire). Allez, on retire incomparable
***
Bien évidemment, ce billet est un work in progress qui s'enrichira à mesure que de nouveaux exemples viendront s'ajouter. Je n'aurai malheureusement aucune peine à en trouver !

mercredi 19 février 2014

Le Système de politique positive... n'est plus inaccessible !

On rapporte qu'on peut lire parfois sur des manuscrits du Moyen-Age l'annotation suivante : Graecum est, non legitur. Les érudits de ce temps-là ayant perdu l'usage du grec, on conservait bien des ouvrages écrits dans cette langue, mais on ne les lisait plus.

Si on ne trouve pas la mention Auguste Comte est, non legitur sur les ouvrages du philosophe positif, il semblerait bien que cette maxime ait été consciemment ou inconsciemment pratiquée jusqu'à aujourd'hui, sous les prétextes les plus divers : auteur mineur, fou, dangereux, style épouvantable, etc.

De toutes façons il fallait pour le lire courir les bibliothèques universitaires, ou bien devenir copain avec un libraire d'occasion pour qu'il veuille bien vous prévenir si par hasard un exemplaire lui tombait entre les mains !

Le Web va-t-il enfin changer la donne ?

Cadeau : le tableau des fonctions du cerveau, où l'on voit surgir l'altruisme, tel qu'il devrait apparaître après la page 726 :

Retrouver le Système de politique positive sur les bibliothèques numériques du Web
Google Booksarchive.orgHathi TrustManuscrit sur Gallica
T. 1 voir voir  texte voir  texte voir
T. 2 voir voir  texte voir  texte voir
T. 3 voir voir  texte voir  texte voir
T. 4 voir voir  texte voir  texte voir
Appendice général voir voir
Table générale voir voir
Index voir voir

La traduction anglaise et ses vertus

Google Books ne la propose plus. Rendons grâce à archive.org de nous l'avoir conservée :
Télécharger cette traduction (parmi d'autres de Comte) au format PDF

Cette traduction est intéressante à consulter pour les multiples sous-titres qui ont été ajoutés. Et elle peut à l'occasion éviter une interprétation incorrecte -- dans les (rares) cas où le texte de Comte est un peu cryptique. Sa consultation aurait pu éviter, par exemple, à Wolf Lepenies d'écrire une monumentale ânerie :
La modestie n'était pas le fort de Comte. [...] En 1854, il demanda qu'on abattît la colonne Vendôme pour ériger à sa place un monument dédié à sa gloire, celle de « fondateur de la République occidentale » (Les trois cultures : entre science et littérature, l'avènement de la sociologie, Paris, Les Editions de la MSH, 1990, p. 19)
WL connaît bien son auteur. Il sait que Comte était un fou délirant, qui pouvait à tout moment se déclarer l'incomparable fondateur de la République occidentale. Pour un peu il serait monté en personne en haut de la colonne, avec deux petites ailes dans le dos, histoire de faire la nique au génie de la Bastille !

Exercice. Le passage si finement interprété par WL se trouve à la p. 397 du t. IV (p. 345 de la traduction). Trouver celui qui se cache derrière l'« incomparable fondateur de la République occidentale » 

La maxime du jour. « Sur Comte on ne doit croire que Comte » (Alain)

mardi 18 février 2014

Ces cathos qui se réclament d'une anthropologie... tombée du Ciel !

Emmanuel Lazinier
-- Vous semblez nous dire que si il y a une réflexion sur l'homme, inévitablement on va aboutir a une réflexion sur Dieu, et que si donc on veut mettre Dieu à l'écart, eh bien on est obligé de passer outre cette réflexion sur l'homme [...] ?
-- Oui.
Étonnant, non ? Ce dialogue semble venu d'un autre âge, et pourtant il a eu lieu jeudi dernier 13 février 2014 sur les ondes de Radio Notre-Dame, dans le cadre de l'émission Le Grand Témoin, où Louis Daufresne recevait le jeune philosophe catholique Thibaud Collin, à propos de son livre Sur la Morale de M. Peillon (Salvator, septembre 2013) -- (ré)écouter. (le passage cité ci-dessus se trouve en 43:53)

Autre passage de la même veine :
« Nietzsche avait annoncé cette mort de Dieu donc cette disparition de Dieu comme principe de compréhension du monde et de la société, et la mort de Dieu allait être suivie progressivement de la mort de l'homme [...] La mort de l'homme [...] c'est la disparition d'une compréhension de ce qui fait qu'un être humain est un être humain. D’où aujourd'hui, par exemple, la difficulté de plus en plus importante de nos contemporains pour comprendre la différence entre l'homme et l'animal  [...],  d’où la difficulté de comprendre quel est le fondement de la dignité humaine [...] » (44:28)
Extraordinaire, n'est-ce-pas ?

Thibaud Collin a en commun avec notre actuel ministre de l’Éducation de s'être intéressé de près à la pensée républicaine française du XIXe siècle. L'un a écrit un livre sur Pierre Leroux, l'autre sur Edgar Quinet. Comme je l'ai noté précédemment, Vincent Peillon a même une vague connaissance de Comte. On peut douter que la même chose soit vraie de Thibaud Collin, mais qu'importe : les deux ont un référentiel commun qui leur permet de dialoguer sur des questions tout à fait comtiennes comme celle de pouvoir spirituel. On note avec intérêt que l'un et l'autre acceptent cette notion -- sans être beaucoup obsédés par l'idée chère à Comte de séparation des deux pouvoirs. On sait que Peillon conçoit l'École républicaine comme un nouveau pouvoir spirituel. Quand à Thibaud Collin il la dénonce, très justement à mon sens, comme une religion de substitution ; ce qui n'empêche pas l'un et l'autre d'être apparemment d'accord pour conserver à l'école un rôle d'endoctrinement de la jeunesse : seul le contenu de l'endoctrinement sera différent selon l'un et selon l'autre.
La mission de l'école est d'abord de contribuer à la formation de l'être humain par le biais d'une formation de sa raison, notamment du sens de la vérité
« La-dessus vous êtes d'accord avec Vincent Peillon ! », remarque fort justement l'intervieweur.

Ce qui n'empêche pas notre philosophe catholique d'être très pertinent quand il dénonce l'idéologie de l'émancipation inséparable de notre École républicaine et le déni de la nature humaine hérité des Lumières qui en constitue l'ossature idéologique. Vincent Peillon et ses amis de la gauche de gouvernement n'ont pas d'anthropologie... et l'UMP n'en a pas non plus !, déclare-t-il  Tout ceci serait admirable s'il n'ajoutait pas que seule l'Eglise en a une !

Comment peut-on ignorer ainsi deux siècles de sciences biologiques, sociales et cognitives ? Comment des individus d'une telle culture historique et philosophique peuvent-ils manquer de culture scientifique au point de dénier pour les uns l'existence d'une nature humaine, et pour les autres d'oser affirmer que seul un Dieu peut nous la révéler ?

Et allez vous étonner après ça que Comte soit soigneusement maintenu aux oubliettes !

dimanche 16 février 2014

Scoop : l'altruisme n'existe pas (pour les « neocons » américains) !

Emmanuel Lazinier

Russel Kirk recevant la
Presidential Citizens Medal
des mains de Ronald Reagan
C'est un tout petit faux-pas pour un homme, mais un grand faux-pas pour une partie influente de l'Humanité : les néo-conservateurs américains !

Rien qu'une petite note de bas de page au sein d'un gros livre de 545 pages. Mais quel aveu !
« Just how truly scientific, in any enduring sense, Comte's system was, may be suggested by his uncritical acceptance of Gall's phrenological theories--which, Comte declared, disproved the theological doctrine of human depravity by detecting an "organ of benevolence" in every brain. »
La note en question figure en page 264 de The Conservative Mind: From Burke to Eliot (BN Publishing, 2008), l’œuvre majeure du père spirituel des neocons, Russell Kirk (1918-1994). 

La page s'ouvre par quelques jugements qui illustrent la détestation de Kirk envers Comte -- tout en démontrant qu'il n'en a pas lu une ligne :
« Comte with its scientist-dictator priests »
« Comte's collectivistic Positivism, despising and dismissing the Past »
La première citation -- j'allais dire le premier contresens -- est presque excusable tant il est difficile pour un esprit, même supérieur, de s'affranchir d'une croyance universellement répandue. La seconde est plus dure à avaler : Comte collectiviste ! Comte méprisant le passé, adepte de la table rase ! On croit rêver. Mais tout cela n'est rien à côté de la note de bas de page.

Elle est d'autant plus étonnante, cette note, que pour qui n'aurait pas lu les jugements précédents, elle pourrait faire croire qu'on a affaire à un bon connaisseur de Comte. Il est très rare en effet de voir mentionner en des termes aussi exacts la découverte de l'altruisme par Auguste Comte. Pauvre Kirk, qui a perdu là une belle occasion de se taire !

Soyons indulgent : le livre date de 1953. A l'époque la modularité du cerveau, soupçonnée depuis longtemps, était tout juste en train de devenir une évidence, et les neurosciences/sciences cognitives allaient encore attendre quelques années avant de faire de l'altruisme l'un de leurs principaux chevaux de bataille.

Mais quelle gaffe ! Sans s'en rendre compte, Kirk a signé dans cette note la condamnation de son néoconservatisme ! Il y admet qu'il repose sur la croyance en une dépravation innée de l'être humain. Et il fait le pari -- perdu -- que la science ne démontrerait jamais le contraire !



Je doit la découverte de cette petite perle à Blandine Chelini-Pont qui présentait mercredi dernier à l'IESR (Institut Européen en Sciences des Religions) son ouvrage La droite catholique aux États-Unis (Presses Universitaires de Rennes, 2013). Un ouvrage pionnier, comme en témoigne la présentation de l'éditeur :
« Cette recherche explore la constellation des catholiques conservateurs aux États-Unis qui a pris, depuis les années 1950, une place croissante au sein de la vie politique américaine, au point d’exercer aujourd’hui un fort leadership sur sa droite. Le visage actuel du conservatisme américain s’explique mal sans cet apport intellectuel et militant se revendiquant comme catholique. Le phénomène, imprévisible et paradoxal, commence à peine à être mesuré et étudié et il oblige à réévaluer les racines traditionnellement données aux différentes familles du néo-conservatisme ou de la droite religieuse. En reprenant étape par étape les grands moments de la pensée et de la militance catho-conservatrice dans la droite américaine, ce texte fait découvrir un continent intellectuel et un réseau resté très vivace, aujourd’hui tenté par une expansion idéologique vers l’Europe. L’auteure inscrit l’histoire de la pensée politique catholique dans l’histoire du conservatisme américain qu’elle analyse, en la mettant en phase avec les évolutions de la société américaine, de manière extrêmement précise et circonstanciée. Il s’agit d’une autre vision de la droite aux États-Unis, présentée de manière novatrice, sur le fondement d’informations proprement inédites. »
Voir aussi Inside the conservative brain: What explains their wiring?, par Avi Tuschman

dimanche 9 février 2014

Ces protestants qui renoncent au théisme...

Emmanuel Lazinier

J'ai déjà parlé ici de l'évêque épiscopalien américain John Selby Spong et de son livre séminal Why Christianity must Change or Die, qui n'a toujours pas été traduit en français. J'ai donc été heureusement surpris de tomber hier sur une émission de Fréquence protestante qui lui était consacrée, à l'occasion de la parution aux éditions Karthala d'un autre de ses ouvrages, Jesus for the Non Religious, traduit sous le titre un peu moins provocateur de Jésus pour le XXIe siècle.

Cette émission, que je conseille de (ré)écouter, était animée par le pasteur Gilles Castelnau, dont je vous invite au passage à visiter le site, Protestants dans la ville, qui consacre un grand nombre de pages à John Selby Spong, dont quelques unes à Why Christianity must Change or Die



Why Christianity Must Change or Die from Bruce Prescott on Vimeo.





Voir aussi sur le site Protestants dans la ville :

    vendredi 7 février 2014

    L'École, religion métaphysique des temps modernes ?

    Emmanuel Lazinier

    On ignore tout de Comte. Et donc on ignore ses positions tout à fait intéressantes (et iconoclastes) sur l’École et sur la médecine. Positions dont on peut dire qu'elles sont tout à fait proches de celles d'un penseur qui a eu son heure de célébrité dans les années 1970, qui a été depuis largement oublié, et qu'il est à mon sens urgent de redécouvrir : Ivan Illich (1926-2002).

    Particulièrement frappante à mes yeux est cette citation extraite de son livre Deschooling Society/Une société sans école (voir ce livre en version intégrale anglaise ; l'écouter en audiobook) :
    School has become the world religion of a modernized proletariat, and makes futile promises of salvation to the poor of the technological age. The nation-state has adopted it, drafting all citizens into a graded curriculum leading to sequential diplomas not unlike the initiation rituals and hieratic promotions of former times. The modern state has assumed the duty of enforcing the judgment of its educators through well-meant truant officers and job requirements, much as did the Spanish kings who enforced the judgments of their theologians through the conquistadors and the Inquisition.
    Chap. 1 - Why We Must Disestablish School
    N'oublions pas que le terme disestablishment est l'équivalent anglo-saxon de ce que nous autres français appelons laïcité.  On retrouve donc chez Illich le strict équivalent de ce que prônait Auguste Comte : séparer l’École de l’État en vertu du principe de séparation du spirituel et du temporel.

    A mes yeux on n’insistera jamais assez sur le fait que notre École d’État est issue par filiation directe de l'École d’Église. Comme cette dernière, les valeurs qu'elle porte sont celle d'une religion, non théiste certes, mais profondément métaphysique. Et il me semble qu'on peut ici encore appliquer la fameuse loi des trois états de Comte -- avec l'implication que la nouvelle Église est appelée inéluctablement elle-aussi à décliner. L'actuelle crise de notre système éducatif doit me semble-t-il se comprendre à la lumière de cette idée.

    A ce propos une anecdote me revient à l'esprit. Je me souviens que ma maman, il y a bien une cinquantaine d'années, avait été, en bonne catholique, choquée par un propos d'une de ses amies qui l'était un peu moins :
    Je crois que je vais retirer mon fils du catéchisme. Il commence à croire tout ce que raconte monsieur l'abbé !
    Cela me fait irrépressiblement penser à la situation actuelle de l’École : on y envoie nos enfants parce que ça nous paraît indispensable à leur salut temporel (l'obtention de bon diplômes), mais on ne croit plus au message véhiculé par l'institution, on le soupçonne même d'être quelque peu nuisible !

    Et nous avons la chance en France d'avoir un penseur qui exprime à merveille les dogmes vieillis de cette religion en déclin, en la personne, vous l'aurez deviné, de monsieur Alain Finkelkraut. Sa doctrine paraît être l'exact équivalent pour la religion scolaire de ce qu'est l'intégrisme pour la religion théiste : refus absolu de faire des concessions au "monde", qui parle anglais, surfe sur le Web, etc. Je ne sais plus qui a naguère proposé qu'on expérimente ses idées en créant quelques "lycées Finkelkraut" (des sortes de Saint-Nicolas-du-Chardonnet de la religion scolaire !). L'expérience serait en effet intéressante : on verrait qui oserait y mettre ses enfants et ce qu'il en adviendrait...

    Mais je m’aperçois que je n'ai encore rien dit des dogmes de cette religion scolaire. Le principal, encore vénéré par beaucoup d'enseignants, est celui de l'émancipation. Un dogme directement hérité de l'époque des Lumières et de sa conception de la nature humaine comme une ardoise vierge (blank slate). Selon ce dogme, l'Humanité aurait vécu dans la nuit de l’obscurantisme (sorte d'équivalent du péché originel pour les chrétiens) avant de découvrir la Raison, qui doit lui permettre de se reprogrammer entièrement selon un plan d'ailleurs mal défini. Dans la version totalitaire du dogme il est permis d'utiliser la violence pour faciliter cette reprogrammation. Dans la version soft qui est la nôtre l'endoctrinement de la jeunesse doit suffire !

    En attendant que cette émancipation se produise, l'École, tout comme la religion qui l'a précédée, joue un rôle tout à fait satisfaisant pour nos classes dominantes de reproduction des inégalités sociales. Elle persuade à merveille ceux qu'elle sélectionne de leur droit à vie à dominer ceux qu'elle laisse sur le bord du chemin, qui eux-même resteront convaincus à vie de mériter d'être dominés...

    mercredi 5 février 2014

    Cavanna anthropologue

    Emmanuel Lazinier
    Un texte qu'on aurait aimé lire ces derniers temps pour éclairer le débat
    Ainsi s'exprimait ce matin Bruno Duvic sur France Inter dans sa revue de presse ((ré)écouter - en position  4:44), à propos d'un texte du regretté Cavanna reproduit dans le numéro spécial de Charlie-Hebdo daté d'aujourd'hui, numéro bien évidemment dédié à leur ancien et populaire chroniqueur qui vient de nous quitter.

    Le texte en question porte l'intitulé provocateur de « Rouvrir Auswitch », avec je suppose un point d'interrogation ou d'exclamation. Ci-dessous l'extrait lu par Bruno Duvic (ponctuation non garantie car je n'ai pas vu le texte écrit) :
    Soyons un grand garçon, regardons-nous devant la glace. Le raciste c'est l'autre, d'accord. Mais c'est bien aussi toi... un peu.

    On ne naît peut-être  pas raciste mais on naît avec tout ce qu'il faut pour le devenir. Le racisme est naturel, c'est l'anti-racisme qui ne l'est pas.
    Je traduis : le racisme a une base instinctuelle, biologique. Cela me paraît indéniable. Parce que nous sommes une espèce sociale, nous avons hérité d'instincts qui nous rendent méfiants, voire agressifs vis-à-vis de ceux qui nous percevons comme étant en dehors de notre groupe social d'appartenance. En ce sens on peut dire que le racisme a quelque choses de naturel. Est-ce à dire pour autant que l'anti-racisme ne serait pas lui aussi naturel ? Mais qu'est-ce au juste que cette « nature » dont nous parle Cavanna. La suite va nous le faire connaître :
    La nature est injuste ou plutôt la nature s'en fout. La notion de justice est humaine, purement humaine. Rien de plus artificiel. Or la nature cherche toujours à reprendre le dessus. Elle guette le trou, la défaillance..
    Je suppose qu'il traduire nature par l'inné, le biologique, et l'humain  par l'acquis, le culturel. Et là, si on suit Auguste Comte relayé par les sciences cognitives actuelles, on ne peut pas être d'accord. Le culturel a des bases "naturelles", innées. Et la notion de justice tout particulièrement, puisqu'on la retrouve dans le monde animal et  même chez les nouveaux-nés !
    Il faudrait en finir avec les notions pleurnichardes et moralisantes qui ont conduit la gauche là ou elle est dans une sacristie. Il n'y a ni bien ni mal ou alors nous voila en train de brûler des cierges. Si c'est comme ça moi je m'en vais.
    Autrement dit : abandonnons la morale aux religions (théistes) du passé. Affirmation à mes yeux consternante.
    Il est normal, spontané d'être injuste, ou plutôt indifférent à tout ce qui n'est pas soi.
    Bien sûr que non. L'être humain aurait été éliminé depuis longtemps par la sélection naturelle s'il avait été indifférents à son environnement physique, végétal, animal et surtout humain ! Voir tous les travaux scientifiques récents sur l'empathie, comme ceux de Franz de Waal, sur l'altruisme, etc.

    Franz De Wall présente son livre L'age de l... par gaianetwork
    Et merde à Rousseau. Nous naissons bardés d'instincts de tropismes de pulsions.
    Certes, mais beaucoup de ces instincts sont de nature sociale et parfois même altruiste !
    On n'est pas seuls. Si l'on survit c'est qu'on fait partie d'un groupe.
    Bel aveu. Mais le fait de faire partie d'un groupe n'aurait-il aucune base biologique, instinctuelle ? N'aurions-nous aucun instinct qui nous adapte à cette vie sociale ?
    La vie en groupe entraine des contraintes. Juguler son spontané pour adopter un comportement plus compatible avec la vie en société c'est l'essence même de la démocratie. La démocratie s'acquiert, s'apprend, n'est jamais acquise, nécessite un effort constant, une vigilance incessante, une information tenue à jour [...]
    L'Humanité n'a évidemment pas attendu l’apparition des idéaux démocratiques pour vivre en groupe. Aujourd'hui encore nous avons des sociétés non démocratiques, comme la Chine, qui n'en ont pas moins une vie sociale, même si nous la jugeons inférieure à la nôtre (voir par exemple les travaux de Jean-Louis Rocca). Il faudrait quand même trouver des argument un peu plus convaincants pour défendre et promouvoir la démocratie !



    lundi 3 février 2014

    Théorie du genre, École d'État, morale d'État. Comte peut-il nous aider à y voir clair ?

    Emmanuel Lazinier

    La France s'agite et se divise en ce moment autour de la nébuleuse « théorie du genre » et des intentions attribuées, à tort ou à raison, à notre gouvernement de l'enseigner dans nos écoles d’État. La pensée de Comte pourrait-elle, par hasard, apporter quelque éclairage, voire quelque apaisement, à ces débats ?

    Les fondements biologiques de la nature humaine et les différences homme-femme

    Fondateur de la sociologie, Comte a toujours insisté sur le fait que cette science devait reposer sur le socle solide que constituent les sciences qui l'ont précédée, et tout spécialement sur la biologie, naissante à son époque. Sa théorie de la nature humaine postule donc que l'être humain est d'abord un homo biologicus avant d'être un homo socialis (et homo socialis avant d'être homo moralis, mais c'est une autre histoire). En ce sens on peut parfaitement dire qu'il est un précurseur de la sociobiologie -- discipline qui a soulevé beaucoup de polémiques il y a quelques dizaines d'années mais qui a fini par s'imposer tranquillement à la communauté scientifique.

    Dans son Système de politique positive, Comte a proposé une remarquable introduction biologique à la sociologie dans laquelle il a élaboré une théorie du cerveau aussi prophétique qu'elle est ignorée. Il y postule la prééminence de l'affectivité dans l'économie cérébrale et l'existence d'instincts altruistes innés. Comte est donc un grand précurseur de la vision de la nature humaine qui se dégage depuis quelques dizaines d'années des sciences cognitives en général et des neurosciences en particulier -- vision que l'on peut trouver exposée dans une multitude d'ouvrages comme ceux de Steven Pinker (How the Mind Works/Comment fonctionne l'esprit, et surtout The Blank Slate: The Modern Denial of Human Nature/Comprendre la nature humaine...), d'Antonio Damasio, et de bien d'autres. Cette vision de la nature humaine s'oppose à celle qui est encore adoptée par la majorité de nos intellectuels, et qui voudrait que l'être humain soit une une ardoise vierge (a blank slate) -- autrement dit que nous soyons uniquement programmés par la société dans laquelle nous vivons et par l'éducation qu'elle nous donne.

    Il est clair à mes yeux que la nébuleuse que l'on désigne sous le vocable théorie du genre s'inscrit parfaitement dans ce modern denial of human nature. Issue du féminisme radical anglo-saxon, cette idéologie voudrait que les différences homme-femme ne soient que le produit du conditionnement social - ce qui est dès aujourd'hui scientifiquement indéfendable : non seulement hommes et femmes sont biologiquement très différents, mais les conditionnements sociaux ne sont eux-mêmes pas totalement arbitraires, étant dans une très grande mesure des accommodements, plus ou moins satisfaisants, que les différentes cultures ont élaborés sur la base de ces différences biologiques.

    Ces accommodements ne sont évidemment pas immuables et sont tout au contraire voués à évoluer à mesure que l'Humanité progresse. Comte a eu à se sujet une phrase tout à fait prophétique (en 1852 !) :
    « La révolution féminine doit maintenant compléter la révolution prolétaire, comme celle-ci consolida la révolution bourgeoise, émanée d'abord de la révolution philosophique »
    Catéchisme positiviste, préface
     Mais cette révolution féminine n'impliquait pas à ses yeux que les femmes renoncent à ce qui fait leur spécificité et même leur supériorité, puisque :
    « Supérieures par l'amour, mieux disposées à toujours subordonner au sentiment l'intelligence et l'activité, les femmes constituent spontanément des êtres intermédiaires entre l'Humanité et les hommes. »
    Système  de politique positive, II, 63
     En tous cas, vraies ou fausses, scientifiques ou pas, les théories sur le genre ne devraient pas, selon les enseignements de Comte, faire l'objet d'un endoctrinement d’État. Et ce en vertu d'une de ses plus importantes doctrines (sociologique celle-là): celle de la séparation du spirituel et du temporel.

    La séparation du spirituel et du temporel. Pourquoi il ne devrait pas y avoir de morale d'État, ni même d’École d'État

    A mes yeux cette doctrine est beaucoup plus satisfaisante que celle dont nous autres français nous gargarisons sous l'étiquette de laïcité. Ce terme de laïcité a le défaut d'être extraordinairement ambigu : d'un côté il peut signifier séparation du spirituel et du temporel ; mais d'un autre il est synonyme d'alternative séculière aux religions traditionnelles (voir des expressions comme « un saint laïque », qui veut dire simplement que le « saint » en question ne croyait pas en Dieu).

    Pour Comte le pouvoir politique, ou pouvoir temporel ne doit s’immiscer en rien dans ce qui regarde les consciences : sa seule vocation est de préserver l'ordre, de prévenir/régler les conflits d'intérêts, d'organiser l'économie. De religion, de philosophie ou de morale il n'a pas à s'occuper.
    Maintenir avec énergie l'ordre matériel, seconder sagement l'essor industriel, et respecter toujours le mouvement spirituel ; tel est le seul programme politique qui convienne à notre anarchie mentale et morale.
    Système de politique positive, III, 602 
    Conséquences pour Comte : non seulement l’État doit se séparer des Églises, mais il devrait aussi se séparer de l’École, de la science  et de la médecine !

    Aux yeux de Comte, donc, l’État devrait renoncer à imposer quelque philosophie ou morale que ce soit, quand bien même elles feraient l'objet d'un consensus unanime (comme nos prétendues « valeurs républicaines »). Et notre actuel ministre de l’Éducation nationale, qui a quelque connaissance de Comte, a eu grand tort de reproduire dans son livre Une religion pour la République : la foi laïque de Ferdinand Buisson cette citation de mon amie Juliette Grange à propos de la religion de l’Humanité de Comte :
     « C'est une véritable religion laïque comme base d'une morale sociale qu'il s'agit d'imposer par l'instruction des masses". »
    Comme je l'écrivais à Vincent Peillon (message du 17/11/2010 -- j'ai mis à jour les URLs) :
    « Il y a là un mot qu'Auguste Comte n'aurait jamais prononcé, et vous le devinerez peut-être, conscient que vous êtes de son adhésion sans faille au principe de séparation du spirituel et du temporel.

    Il s'agit bien évidemment du mot "imposer".

    Pour Comte le verbe "instruire" n'est pas transitif mais réfléchi. Les masses doivent s'instruire ; on n'a pas à les instruire -- et surtout pas le pouvoir temporel dont Comte proclame "l'incompétence radicale [...] pour organiser l'éducation" (voir http://confucius.chez.com/clotilde/analects/libensei.xml).

    Quant au pouvoir spirituel qu'il appelle de ses voeux, loin de devoir imposer quoi que ce soit, il devra se contenter d'élaborer et de proposer un enseignement très condensé "faisant dignement prévaloir l'esprit d'ensemble au nom du sentiment social", et ainsi  propre à "diriger, au lieu de remplacer, des efforts spontanés dont dépend toute véritable efficacité didactique" (voir http://confucius.chez.com/clotilde/analects/educatio.xml).

    Loin d'être un apôtre de l'école (voir aussi http://confucius.chez.com/clotilde/analects/ecole.xml), Comte a plutôt été le précurseur du penseur qui fut le critique par excellence de la société de consommation et l'apôtre de la déscolarisation -- et que j'ai eu le bonheur de connaître : Ivan Illich. »
     (Comte était en effet partisan d'une « société sans école » -- nous y reviendrons)

    Vers l'enseignement obligatoire d'une philosophie prométhéenne ?

    C'est en tous cas ce qu'on pouvait se demander ce matin en écoutant la Sénatrice de l'Oise et porte parole du Parti Socialiste, Laurence Rossignol, s'adressant à  Ludovine de la Rochère, présidente de "La Manif pour Tous" à l'occasion d'un débat sur le thème « La famille est-elle en danger ? »  :
    « Ce qu'il y a dans votre discours, et sa permanence historique permet de bien le comprendre, c'est l'idée qu'il y a un ordre naturel et que nous sommes là pour conserver un ordre naturel.  Et bien entendu l'histoire de l'Humanité, l'histoire des être humains, l'histoire de la science, de la technologie, c'est de bouleverser cet ordre naturel au profit d'un ordre organisé par les êtres humains au fur et à mesure qu'ils s'en émancipent. »
    (ré)écouter sur France Inter, en se positionnant sur 1:47:45)
    A comparer avec ces mises en garde répétées de Comte :
    Nos perfectionnements artificiels ne peuvent jamais consister qu'à modifier sagement l'ordre naturel, qu'il faut avant tout respecter sans cesse. 
    Système  de politique positive, I, 285
    Ce n'est pas seulement pour modifier l'ordre universel que nous devons le connaître : nous l'étudions surtout afin de le subir dignement.
    Système  de politique positive, IV, 164
    principe universel de l'art humain : l'ordre artificiel consiste toujours à consolider et améliorer l'ordre naturel.
    Système  de politique positive, I, 244
    L'ordre vital, sous la direction de l'Humanité, modifiant graduellement l'ordre matériel qui le domine toujours.
    Système  de politique positive, III, 139
    Impropres à rien créer, nous ne savons que modifier à notre avantage un ordre essentiellement supérieur à notre influence.
    Système  de politique positive, I, 28
    Et aussi, tout particulièrement d'actualité, peut-être :
    L'ordre restera rétrograde, tant que le progrès restera anarchique
    Système  de politique positive, I, 73


    dimanche 2 février 2014

    Pourquoi faut-il « rendre Comte » ?

    Emmanuel Lazinier

    Ce blog se propose d'attirer l'attention sur Auguste Comte : un philosophe célèbre, et pourtant un parfait inconnu !

    Avant même de tenter de restituer ce philosophe dans toutes ses dimensions et d'évaluer son actualité, sa première tâche sera donc de porter un regard critique sur l'image qu'on s'est faite jusqu'ici de Comte et sur l'influence qu'on lui attribue.

    Comte a-t-il vraiment été lu  ?


    La question peut paraître provocante, et pourtant on ne peut éviter de commencer par la poser. Beaucoup, aussi bien parmi les «  pro-Comte  » que parmi les «  anti-Comte  », pensent que ce philosophe a connu son heure de gloire avant de retomber dans un quasi-oubli – justifié pour les uns, regrettable pour les autres. D'autres vont jusqu'à imaginer une influence diffuse et omniprésente qui ferait, qu'on s'en félicite ou qu'on s'en effraie, que nous serions tous comtiens sans le savoir  ! Or ce qui frappe, quand on s'intéresse à l'histoire du «  comtisme  » c'est, dans un premier temps, qu'elle a été fort peu étudiée, et, dans un second temps, qu'elle semble plutôt indiquer une absence quasi totale d'influence  !

    Comte, il faut commencer par le rappeler, a été de son vivant un personnage obscur, sans position officielle, dont l'influence s'est limitée à quelques savants sympathisants et à une poignée de disciples (dont certains fort infidèles !). C'est seulement à cette poignée de disciples, qui ont continué après sa mort à faire du «  lobbying  » en sa faveur, et qui ont pu à de rares occasions et pendant de courtes périodes avoir une certaine «  visibilité  » (on pense évidemment au rôle fugitif exercé par quelques uns d'entre eux lors de l'instauration de la république brésilienne, ou encore au coup d'éclat qu'a pu être l'érection d'une statue de Comte place de la Sorbonne), qu'il doit de ne pas avoir été complètement oublié. Mais a-t-il pour autant influencé le siècle et demi qui nous sépare de sa mort  ? Un examen sérieux de la réalité amène à en douter sérieusement.

    On ne peut évidemment pas nier que le nom de Comte ait acquis une certaine notoriété, en France tout au moins. Après tout, notre Éducation nationale ne l'a-t-elle pas classé au rang des auteurs majeurs du programme de philosophie des classes terminales  ? Mais doit-on pour autant en déduire que sa pensée a été influente, ou même qu'elle a été vraiment connue – en un mot que Comte a été, tout simplement, lu  ?

    Pour se persuader du contraire, il suffit de faire ce qui ne vient à l'idée d'à peu près personne  : lire Comte  ! Quand on se livre à cette expérience, et avant même d'avoir pu se faire une idée de l'importance et de la pertinence de la pensée du philosophe, on est immédiatement frappé par le fait que c'est une pensée à laquelle on ne s'attendait pas, qui ne ressemble à peu près en rien à ce qu'on imagine couramment qu'elle est.
    Expérience plus facile à faire  : courir les librairies d'occasion de notre capitale et demander les œuvres de Comte. La réponse unanime était jusqu’à il y a peu «  Elles sont introuvables  »  ! Et si votre interlocuteur avait l'humour et la franchise du libraire-expert Maurice Siegelmann, il ajoutait «  et invendables  »  ! (Aujourd’hui on a quelques chances de trouver le Cours de philosophie positive grâce à ses rééditions successives par l'éditeur Hermann, mais le «  principal ouvrage  » de Comte, le Système de politique positive reste positivement introuvable.)

    Autre critère  : les traductions. Jusqu'à il y a peu, un seul des traités de Comte avait eu l'honneur d'être traduit intégralement dans une seule langue étrangère  : le Système de politique positive, traduit en anglais dans les années 1870 par un enthousiaste noyau de disciples britanniques. Il aura fallu attendre ce début de XXIe siècle pour voir apparaître une traduction en allemand de ce même traité  !

    Enfin, pour un traitement académique du sujet, on se reportera à l'étude de Walter Michael Simon, European positivism in the nineteenth century: an essay in intellectual history, Kennikat Press, 1972. Simon a passé systématiquement en revue la littérature de la fin du XIXe siècle pour arriver à la conclusion que l'influence réelle de Comte a été négligeable. On pourra aussi, pour un inventaire des rares individus qui ont été directement influencés, consulter mes pages Web sur les Disciples et Admirateurs d'Auguste Comte.

    Pourquoi ce paradoxe d'un auteur dont le nom est fameux et les œuvres jamais lues  ? Une partie de l'explication réside sans doute dans le fait que Comte a su gagner, temporairement, l'admiration de deux figures intellectuelles majeures de son temps : J S Mill en Angleterre et Émile Littré en France -- et que l'un et l'autre ont fini par le renier en l'accusant, le premier, d'être devenu un penseur totalitaire, et le second, d'avoir purement et simplement sombré dans la folie ! Ces deux personnages -- en accréditant l'idée que tout ce que Comte avait pu dire d'intelligent se retrouvait dans leurs propres ouvrages et que tout le reste était à jeter à la poubelle -- ont ainsi rendu le nom de Comte célèbre tout en dissuadant efficacement de le lire  !

    Au XXe siècle, après la disparition progressive des disciples de filiation directe, Comte serait probablement retombé chez nous dans un oubli total (comme c'est le cas dans les pays de langue anglaise) s'il n'y avait pas eu Alain qui, assez tardivement, a découvert «  les dix volumes  » de Comte et n'a plus cessé de les louer. Mais son influence n'a pas été suffisante pour que Comte soit réédité, et donc lu !

    Quant à l'épisode bien connu de Charles Maurras présentant Comte comme l'un de ses maîtres (à côté de l'auteur du Syllabus !), il pourrait bien illustrer tout le contraire d'une ascendance de Comte – il semble plutôt indiquer qu'au tournant des XIXe et XXe siècles sa doctrine était suffisamment méconnue pour pouvoir se prêter à un détournement véritablement effarant ! (Un détournement tout aussi effarant l'avait d'ailleurs précédé : celui de Ferdinand Brunetière, directeur de l'influente Revue des deux mondes, qui pensait que Comte « n'a pu finalement s’empêcher de couronner son positivisme d'une théologie », et prétendait l'« utiliser » pour remettre ses contemporains « sur les chemins de la croyance » !)

    Comte, un cerveau hors-norme, ni normal ni pathologique  ?

    Si Comte a été si peu lu, si sa pensée a donné lieu à tant d'interprétations divergentes, s'il a  même pu être considéré par certains comme fou (ou demi-fou), c'est sans doute à cause du caractère peu banal, excentrique, d'une grande partie de ses écrits et de ses théories. Mais ses écrits sont d'une grande limpidité (contrairement à une légende qui voudrait que son «  style  » soit épouvantable). Un certain nombre d'entre eux (ceux que l'on fait étudier aux élèves de terminale  !) ne franchissent pas les limites de la philosophie académiquement acceptable. Mais d'autres, clairement, les franchissent... Et pourtant l'ensemble apparaît parfaitement cohérent  : on serait bien en peine, comme ont imaginé pouvoir le faire ses disciples dissidents, de tracer une frontière entre un Comte raisonnable et un Comte délirant.

    En ce début de XXIe siècle, où nous avons enfin les moyens d'explorer scientifiquement les mécanismes du cerveau, il nous est devenu possible, et même nécessaire, de remettre en cause les anciennes notions de santé et de pathologie mentales. Nous commençons à comprendre que les cerveaux des uns et des autres ne fonctionnent pas tous exactement de la même façon, que certains appareils peuvent être plus ou moins développés chez certains individus sans qu'on puisse décréter que les uns sont plus ou moins «  normaux  » que les autres. Nous découvrons en particulier l'importance que peuvent avoir certains mécanismes d'abstraction inconsciente et de haut niveau, non seulement chez les humains adultes mais même chez les bébés (Voir en particulier le cours 2013 de Stanislas Dehaene au Collège de France sur Le bébé statisticien. L'un des chercheurs cités emploie à propos de ces mécanismes, et pour souligner leur haute efficacité, la formule « the blessing of abstraction » (voir la présentation du cours et l'article séminal « Learning a Theory of Causality », de Noah D. Goodman, et al.) et chez les animaux. Nous devinons que ces mécanismes sont capables de prouesses qui dépassent largement celles que notre cerveau conscient peut normalement atteindre (l'étude des personnes présentant le syndrome d'Asperger commence à nous en donner quelque idée). Il n'est dont plus extravagant d'imaginer que certains individus puissent faire un appel hors-norme à ces hautes capacités d'abstraction, et que tel a peut-être été le cas d'Auguste Comte.

    On peut même aller jusqu'à regretter que Comte, qui par ailleurs se faisait une haute idée de ses capacités et de sa «  mission  », n'ait, semble-t-il, pas pris vraiment conscience du fait qu'il était hors- norme. Qu'il ait pensé, par exemple, que la rédaction de la plus grande partie du dernier traité qu'il ait planifié, la Synthèse subjective, pouvait être confiée à des «  continuateurs  » nous paraît parfaitement irréaliste. Sa prédiction, si souvent évoquée et moquée, que le positivisme pourrait de son vivant être prêché à Notre-Dame, montre bien qu'il voyait ses contemporains à son image, capables d'évoluer mentalement à la même vitesse que lui...

    On s'aventurera donc, sans trop de scrupules, sur le terrain délicat de l’altérité du personnage de Comte, essayant d'évaluer tout l'impact que cette altérité a pu avoir sur son œuvre et sur la manière dont elle a été reçue et comprise.
    *
    *  *
    La seconde tâche que le blog devra assumer sera bien évidemment de tenter de restituer les théories comtiennes et d'apprécier leur pertinence actuelle.

    La théorie cérébrale et la septième science de la morale  : prophétiques  ?

    Pour se persuader à la fois de l'actualité des théories de Comte et du phénomène d'occultation dont elles ont été victimes, on pourra se pencher sur son étonnante théorie du cerveau, qui commence depuis peu à attirer l'attention des spécialistes en neurosciences.
    Cette théorie est intéressante et actuelle en elle-même, puisqu'elle postule des points qui n'ont été scientifiquement acquis que très récemment  : le caractère localisé des fonctions cérébrales et le rôle central de l'affectivité  ; l'existence d'un altruisme inné. Mais elle est encore plus intéressante par son impact sur l'économie du système comtien.
     Cet impact a été partiellement reconnu par Comte lui-même, puisque son «  œuvre finale  » a consisté essentiellement à repenser toute son œuvre précédente à la lumière de la prééminence de l'affectivité sur l'intelligence et l'activité et de l'innéité de l’altruisme. Et puisqu'il a conduit Comte à introduire dans sa classification des sciences une septième science de la morale.

    On s'efforcera donc d'évaluer, en faisant appel autant que possible aux lumières des chercheurs en neurosciences en général et en neuroéthique en particulier, ce qui reste valide aujourd'hui de ces théories comtiennes – voire ce qui pourrait contribuer à stimuler et inspirer les recherches en cours.

    La loi des trois états s'applique-t-elle à la septième science  ?

    Apparemment, Comte n'a pas eu le temps de mesurer tout l'impact de l'arrivée de la septième science au sommet de sa classification. Il ne semble pas avoir vu que, selon sa propre théorie, cette nouvelle science devait comme toutes les autres être soumise à la loi des trois états et donc connaître un état métaphysique avant d'atteindre l'état scientifique. Et que cela allait constituer un test supplémentaire de la validité de cette loi des trois états.

    Or que constatons-nous  ? Que la septième science a été soit purement et simplement gommée de la biographie de Comte, soit considérée comme délirante, voire comme une rétrogradation de Comte vers la théologie. Que nous avons assisté au vingtième siècle, avec le freudisme et la révolution morale qu'il a entraînée, à quelque chose qui ressemble fort au stage métaphysique de la septième science. Et qu'aujourd'hui cette science de la morale naturaliste commence tout juste à être sérieusement envisagée par le monde scientifique.
    « Le grand public sait moins que l'idée d'une science de la morale n'est pas neuve. On la trouve chez Auguste Comte, qui proposait d'élaborer une morale positive de l'altruisme subordonnant les instincts égoïstes aux instincts sympathiques et devenant la "septième science", la science par excellence » (La Nature et la Règle, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 23).
    Voir aussi : sous la dir. de Jean-Pierre Changeux, Fondements naturels de l'éthique, Paris, OdileJacob, 1991 et les travaux de Christine Clavien, Florian Cova, Nicolas Baumard...
    On examinera donc dans quelle mesure la septième science pourrait constituer une vérification supplémentaire de la lois des trois états. Et on s'intéressera tout particulièrement à la délicate question du statut de la psychanalyse  : est-elle ou non à considérer comme la phase métaphysique de la morale  ? Aura-t-elle joué simplement un rôle historique de transition entre morale théologique et morale scientifique  ?

    La loi des trois états peut-elle être scientifiquement fondée ?

    Chez le champion de l'abstraction qu'est Auguste Comte, la loi des trois états, dont on comprend bien qu'elle joue un rôle absolument fondamental, est un peu un OVNI. Elle apparaît comme tombée du ciel, sans justification autre qu'empirique. (Certains auteurs se sont plu à imaginer, à l'image du stalinisme, un totalitarisme comtien où la loi des trois états serait inculquée de force, à l'égal d'une vérité révélée !) Il est troublant que Comte n'ait pas réussi à imaginer sur quels mécanismes de base cette loi pouvait bien se fonder.

    Or il semble qu'aujourd'hui il soit possible de commencer à songer à des mécanismes cognitifs qui pourraient sous-tendre cette loi. Des chercheurs comme Leonid Perlovsky (Voir sa conférence du 16/04/2011 à la Cité des sciences) n'envisagent-t-ils pas que notre cognition fasse appel à l'interaction de deux systèmes hiérarchiques parallèles  : l'un, le système cognitif proprement dit, ferait appel à des processus flous et synthétiques, l'autre, basé sur le langage, serait basé sur des processus précis et analytiques. Si cette théorie se confirme, on pourrait imaginer que la pensée théologique puisse correspondre à une prépondérance du système flou-synthétique, la pensée métaphysique à celle du système précis-analytique et la pensée positive à l'harmonieuse collaboration des deux systèmes.

    On s'efforcera donc de creuser l’hypothèse selon laquelle la loi des trois états ne serait pas seulement susceptible de vérifications empiriques, mais pourrait reposer sur un substratum cognitif ouvert aux investigations des neurosciences.

    Une religion pour les athées est-elle possible  ?

    L'un des points les plus controversés de la doctrine comtienne est l'idée, développée dans son Système de politique positive, ou traité de sociologie instituant la religion de l'Humanité, que religion n'est pas fondamentalement liée à la croyance au surnaturel et survivra à sa disparition et qu'une religion non-théiste, ou «  l'Humanité se substitue à Dieu sans oublier ses services provisoires  », doit nécessairement advenir. (Voir au tome 2 du Système sa Théorie de la religion)

    L'intéressant est que Comte en est arrivé là après avoir longtemps pensé le contraire. Il avait rompu avec son maître Saint-Simon quand celui-ci avait commencé à parler de religion. Sa loi des trois états était interprétée par lui -- comme elle l'est encore par beaucoup de ses exégètes -- comme une loi de la disparition nécessaire du religieux. Il a fallu que le philosophe, dans sa «  seconde carrière  », élabore sa théorie du cerveau, invente l'altruisme, en déduise la nécessité d'une septième science de la morale, pour qu'il change d'avis : si la morale peut/doit devenir naturaliste, alors la religion suivra le même chemin.

    La Religion de l'Humanité n'a certes pas eu beaucoup de succès (Encore que le dernier temple positiviste anglais n'ait fermé ses portes qu'en 1947 !), mais, étrange retour des choses, c'est d'abord du côté des «  croyants  » que la question a été peu à peu relancée  !

    Aux USA, un courant du protestantisme a évolué progressivement à partir du XIXe siècle, sous l'influence de personnalités comme Emerson, du protestantisme libéral vers une religion sans théologie, l'Unitarian-universalism, qui accepte en son sein athées aussi bien que mono- et polythéistes. Au sein de l’Église épiscopalienne, une évolution similaire a été récemment proposée par l'évêque John Selby Spong dont le best seller Why Christianity Must Change or Die (San Francisco, Harper San Francisco, 1998) proclame que la seule chance de survie du christianisme réside en l'abandon du théisme (voir aussi http://protestantsdanslaville.org/john-s-spong/js.htm). Enfin il existe aussi un courant non-théiste du judaisme.

    Il est clair que ces croyants-là n'ont pas le sentiment de n'être plus religieux. Non plus que le pasteur néerlandais Klaas Hendrikse dont le livre Croire en un Dieu qui n'existe pas vient d'être traduit en français (Genève, Labor et Fides, 2011). Citation caractéristique : «  Pour un athée, une fois posée la conclusion que Dieu n'existe pas, l'affaire est entendue : il n'existe pas, point final. Pour un croyant, les choses ne font que commencer : Dieu n'existe pas, virgule. Et après ? Y a-t-il encore quelque chose à croire après la virgule   ?  » (p. 103)

    La question est également relancée par les essayistes et scientifiques qui s'attaquent de plus en plus nombreux à une théorie de la religion conçue
    • comme une production naturelle du cerveau humain (voir par ex. Why God Won't Go Away: Brain Science and the Biology of Belief d'Andrew Newberg, Eugene D'Aquili et Vince Rause, New York, Ballantine Books, 2001),
    • ou comme le fruit d'une évolution de type plus ou moins darwinien (voir le livre The Evolution of God de Robert Wright   et en particulier «  How Human Nature Gave Birth to Religion  », et The Faith Instinct: How Religion Evolved and Why It Endures (Penguin Group US, 2009)., de Nicholas Wade, dont j'extrais le passage caractéristique suivant : «  Maybe religion needs to undergo a second transformation, similar in scope to the transition from hunter gatherer religion to that of settled societies. In this new configuration, religion would retain all its old powers of binding people together for a common purpose, whether for morality or defense. It would touch all the senses and lift the mind. It would transcend self. And it would find a way to be equally true to emotion and to reason, to our need to belong to one another and to what has been learned of the human condition through rational inquiry.  ». Voir aussi l'article caractéristique de Nicholas Wade «  The Evolution of the God Gene  » )
    Cette problématique de la religion non théiste est depuis peu reprise par certains «  athées  », dont le  philosophe Alain de Botton dans son dernier livre, Religion for Atheists, traduit en français sous le titre de  Petit Guide des religions à l'usage des mécréants (Paris, Flammarion, 2012. Voir la recension de Pascal Bruckner dans le Nouvel Observateur du 09/05/2012). Le livre fait d'ailleurs explicitement référence (apparemment sans trop bien la connaître) à la religion de l'Humanité de Comte, à laquelle son dernier chapitre est consacré.

    On s'efforcera donc, dans un premier temps, de synthétiser l'évolution de la problématique de la religion non-théiste en Occident depuis Comte (voire avant Comte) jusqu'à nos jours. On examinera aussi si des rapprochements sont possibles avec des courants non-occidentaux considérés comme religieux et non-théistes, comme le confucianisme. Enfin on tentera de prédire le rôle que la religion non-théiste pourrait jouer dans l'avenir à côté des religions théistes et des courants athées anti-religieux (incarnés par des auteurs comme Richard Dawkins, Daniel C. Dennett, Sam Harris, Christopher Hitchens).

    Comte anti-scientiste et précurseur de l'écologie  ?

    Un autre aspect méconnu de Comte, quoique bien évident pour tous ceux qui l'ont tant soit peu lu, est qu'il est tout le contraire du scientiste qu'on a voulu faire de lui : un véritable penseur de l'écologie.
    Nos perfectionnements artificiels ne peuvent jamais consister qu'à modifier sagement l'ordre naturel, qu'il faut avant tout respecter sans cesse. 
    Système  de politique positive, I, 285 -- voir d'autres citations
    Théoricien de l'importance des milieux et de leur influence sur les êtres vivants, Comte ne serait-il pas en effet l'un des grands précurseurs de l'écologie scientifique  ? Et ses prises de position très vives sur des questions comme la médecine et l'école, ses critiques de la science moderne (« Déjà spontanément désillusionné quant aux savants, il faut que vous soyez systématiquement émancipé de la science, comme de la métaphysique et de la théologie » lettre au Dr Audiffrent, 1er Homère 69), n'en font-elles pas aussi un écologiste «  militant  » avant la lettre  ?

    On examinera donc en quoi Comte peut encore être actuel dans ce domaine. On s'intéressera tout particulièrement à ses critiques virulentes des institutions éducatives et médicales, en cherchant à déterminer en quoi elles sont en cohérence avec son anthropologie, et dans quelle mesure elles pourraient relancer des débats ouverts dans les années 1970 autour d'Ivan Illich (Voir Ivan Illich, Une Société sans école, Seuil, 1971 ; Nemesis médicale, Seuil, 1975...) et quelque peu oubliés aujourd'hui.

    Un nouveau pouvoir spirituel devrait/pourrait-il émerger  ?

    Il y a chez Comte, c'est bien connu, une théorie du pouvoir spirituel, conçu comme le pendant du pouvoir politique ou temporel, et voué selon lui à en être de plus en plus séparé. Beaucoup de commentateurs accueillent assez favorablement cette théorie et énumèrent tout ce qui dans notre société pourrait correspondre à des éléments de pouvoir spirituel  : l'école, la presse, le monde scientifique, la médecine... Ils n'ont sans doute pas tort, mais ils ne voient pas, ou ne veulent pas voir, que Comte avait en vue bien autre chose  : il voyait le pouvoir spirituel de l'avenir comme un équivalent moderne et non-théiste de la papauté catholique du Moyen-Âge  !
    Curieusement, c'est chez une humoriste, Sophia Aram, que j'ai trouvé ces derniers temps la plus éloquente évocation d'un tel pouvoir spirituel – à l'occasion d'un billet intitulé Les OGM sont nos amis diffusé par France Inter  (Le 26/09/2012 - réécouter):
    Tous les citoyens devraient donner une petite partie de leur revenu pour créer une organisation indépendante des pressions commerciales et des lobbies. Cette organisation nous alerterait en cas de danger. Une sorte d'autorité morale au dessus de tout soupçon, ayant les moyens d'agir et la légitimité suffisante pour qu'on puisse lui faire confiance.
    Beaucoup moins comtienne, malheureusement, était sa conclusion  :
    On appellerait ça... euh... je sais pas... euh... l’État ! C'est pas une idée géniale, ça ?
    (Bien évidemment, Comte concevait le pouvoir spirituel comme devant être tout autant indépendant des États que des puissances économiques et financières  !)

    Il est devenu banal d'attribuer à Comte un optimisme progressiste qui aurait été tragiquement démenti par le XXe siècle, ses guerres mondiales, ses totalitarismes et son pillage des ressources planétaires. Il serait beaucoup plus juste de dire que Comte a été démenti par l'impuissance de l'Humanité à se doter d'un nouveau pouvoir spirituel. Car le pouvoir spirituel voulu par Comte est précisément l'instance qui aurait dû/pu (dans sa vision) s'opposer au nationalisme, au colonialisme (qu'il n'a cessé de dénoncer), au militarisme, à la société de consommation, à l'usage irresponsable des sciences et des techniques, etc.

    On s'attachera donc à examiner cette «  utopie  » et à voir si elle conserve quelque pertinence en dépit de sa non-réalisation jusqu'à aujourd’hui.