vendredi 7 février 2014

L'École, religion métaphysique des temps modernes ?

Emmanuel Lazinier

On ignore tout de Comte. Et donc on ignore ses positions tout à fait intéressantes (et iconoclastes) sur l’École et sur la médecine. Positions dont on peut dire qu'elles sont tout à fait proches de celles d'un penseur qui a eu son heure de célébrité dans les années 1970, qui a été depuis largement oublié, et qu'il est à mon sens urgent de redécouvrir : Ivan Illich (1926-2002).

Particulièrement frappante à mes yeux est cette citation extraite de son livre Deschooling Society/Une société sans école (voir ce livre en version intégrale anglaise ; l'écouter en audiobook) :
School has become the world religion of a modernized proletariat, and makes futile promises of salvation to the poor of the technological age. The nation-state has adopted it, drafting all citizens into a graded curriculum leading to sequential diplomas not unlike the initiation rituals and hieratic promotions of former times. The modern state has assumed the duty of enforcing the judgment of its educators through well-meant truant officers and job requirements, much as did the Spanish kings who enforced the judgments of their theologians through the conquistadors and the Inquisition.
Chap. 1 - Why We Must Disestablish School
N'oublions pas que le terme disestablishment est l'équivalent anglo-saxon de ce que nous autres français appelons laïcité.  On retrouve donc chez Illich le strict équivalent de ce que prônait Auguste Comte : séparer l’École de l’État en vertu du principe de séparation du spirituel et du temporel.

A mes yeux on n’insistera jamais assez sur le fait que notre École d’État est issue par filiation directe de l'École d’Église. Comme cette dernière, les valeurs qu'elle porte sont celle d'une religion, non théiste certes, mais profondément métaphysique. Et il me semble qu'on peut ici encore appliquer la fameuse loi des trois états de Comte -- avec l'implication que la nouvelle Église est appelée inéluctablement elle-aussi à décliner. L'actuelle crise de notre système éducatif doit me semble-t-il se comprendre à la lumière de cette idée.

A ce propos une anecdote me revient à l'esprit. Je me souviens que ma maman, il y a bien une cinquantaine d'années, avait été, en bonne catholique, choquée par un propos d'une de ses amies qui l'était un peu moins :
Je crois que je vais retirer mon fils du catéchisme. Il commence à croire tout ce que raconte monsieur l'abbé !
Cela me fait irrépressiblement penser à la situation actuelle de l’École : on y envoie nos enfants parce que ça nous paraît indispensable à leur salut temporel (l'obtention de bon diplômes), mais on ne croit plus au message véhiculé par l'institution, on le soupçonne même d'être quelque peu nuisible !

Et nous avons la chance en France d'avoir un penseur qui exprime à merveille les dogmes vieillis de cette religion en déclin, en la personne, vous l'aurez deviné, de monsieur Alain Finkelkraut. Sa doctrine paraît être l'exact équivalent pour la religion scolaire de ce qu'est l'intégrisme pour la religion théiste : refus absolu de faire des concessions au "monde", qui parle anglais, surfe sur le Web, etc. Je ne sais plus qui a naguère proposé qu'on expérimente ses idées en créant quelques "lycées Finkelkraut" (des sortes de Saint-Nicolas-du-Chardonnet de la religion scolaire !). L'expérience serait en effet intéressante : on verrait qui oserait y mettre ses enfants et ce qu'il en adviendrait...

Mais je m’aperçois que je n'ai encore rien dit des dogmes de cette religion scolaire. Le principal, encore vénéré par beaucoup d'enseignants, est celui de l'émancipation. Un dogme directement hérité de l'époque des Lumières et de sa conception de la nature humaine comme une ardoise vierge (blank slate). Selon ce dogme, l'Humanité aurait vécu dans la nuit de l’obscurantisme (sorte d'équivalent du péché originel pour les chrétiens) avant de découvrir la Raison, qui doit lui permettre de se reprogrammer entièrement selon un plan d'ailleurs mal défini. Dans la version totalitaire du dogme il est permis d'utiliser la violence pour faciliter cette reprogrammation. Dans la version soft qui est la nôtre l'endoctrinement de la jeunesse doit suffire !

En attendant que cette émancipation se produise, l'École, tout comme la religion qui l'a précédée, joue un rôle tout à fait satisfaisant pour nos classes dominantes de reproduction des inégalités sociales. Elle persuade à merveille ceux qu'elle sélectionne de leur droit à vie à dominer ceux qu'elle laisse sur le bord du chemin, qui eux-même resteront convaincus à vie de mériter d'être dominés...

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