jeudi 4 septembre 2014

Crise de l'École, pouvoir spirituel, et loi des trois états

Une mort annoncée...

Que l'École soit en crise terminale est de plus en plus évident. Signe des temps : vient de paraître un ouvrage de François Durpaire et Béatrice Mabilon-Bonfils, qui s’intitule crûment La fin de l'école -- sans point d'interrogation ! Je ne l'ai pas encore lu mais je lis dans sa présentation « La forme scolaire n’a pas toujours existé : elle est une configuration historique particulière. L’École, si elle a un début, peut donc avoir une fin ! ». Et je vois que le premier chapitre a pour titre significatif « Éducation(s) nationale(s) : une histoire qui s’achève »...

... qui pourrait bien illustrer la loi des trois états

Sur ce blog j'ai déjà esquissé un parallèle entre ce déclin de l'École et celui, plus anciennement amorcé et donc plus visible, des religions traditionnelles. Et j'ai avancé l'hypothèse que ce déclin pouvait bien être une illustration de plus de la loi des trois états. Mais je n'ai pas précisé de quoi l’École pourrait bien être le deuxième état. En y repensant, il m'apparaît qu'il pourrait bien s'agir d'un organe de l'Humanité essentiel aux yeux de Comte : le pouvoir spirituel.

Dans la présentation de ce blog, je faisais remarquer que, si l'on veut absolument parler d'un démenti apporté par l'histoire contemporaine aux doctrines d'Auguste Comte, il suffit de prendre acte de ce que sa foi dans la constitution d'un nouveau pouvoir spirituel positif n'a pas été à ce jour confirmée par les faits. Raymond Aron, l'un des rares intellectuels de la seconde moitié du XXe siècle à avoir pris la peine de lire Comte, l'a très pertinemment remarqué :
[La philosophie d'Auguste Comte] tendait surtout à la réforme de l'organisation temporelle par le pouvoir spirituel qui doit être le fait des savants et des philosophes, remplaçant les prêtres. Le pouvoir spirituel doit régler les sentiments des hommes, les unir en vue d'un travail commun, consacrer les droits de ceux qui gouvernent, modérer l'arbitraire ou l'égoïsme des puissants. La société rêvée par le positivisme n'est pas tant définie par le double refus du libéralisme et du socialisme que par la création d'un pouvoir spirituel qui serait, à l'âge positif, ce qu'étaient les prêtres et les églises aux âges théologiques du passé.

Or, c'est là que probablement l'histoire a le plus déçu les disciples d'Auguste Comte. Même si l'organisation temporelle de la société industrielle ressemble à ce qu'imaginait Auguste Comte, le pouvoir spirituel des philosophes et des savants n'est pas encore né. Ce qu'il y a de pouvoir spirituel est exercé, soit par les Églises du passé, soit par des idéologues que lui-même n'aurait pas reconnu comme des vrais savants et des vrais philosophes.
Raymond Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1967, pp. 94-95
On peut chicaner Aron à propos du « pouvoir spirituel qui doit être le fait des savants et des philosophes ». Comte a clairement exprimé que les savants étaient à ses yeux indignes de participer au pouvoir spirituel positif, qui devrait être confié à de véritables prêtres, lesquels devraient certes être nourris d'une solide culture scientifique et philosophique, mais seraient avant tout... des prêtres ! Mais le jugement ci-dessus n'en est pas moins tristement valide : on n'a toujours pas vu apparaître le pouvoir spirituel positif prophétisé par Comte !

Mais ne peut-on imaginer qu'il s'agisse d'un cas de plus où Comte aurait pris sa propre loi des trois états dans les dents ? Ne peut-on penser que, de même que la septième science de la morale a déjoué les prévisions de son fondateur en passant par un assez long état métaphysique, le pouvoir spirituel n'a pu davantage passer du théologique au positif sans connaître une transition, une Église métaphysique qui ne serait autre que... l’École ?

Les confirmations de Vincent Peillon

Nous avons eu récemment un ministre de l’Éducation nationale qui identifiait clairement l’École comme un « pouvoir spirituel », déclarant « Il faut assumer que l’école exerce un pouvoir spirituel dans la société » (JDD, 1 septembre 2012).


Vincent Peillon par franceinter
 
Le même Vincent Peillon, dans un livre intitulé La Révolution n’est pas terminée, publié au Seuil en 2008, avait déjà dit :
La République ne peut être elle-même, et construire sur des bases nouvelles un monde et un homme nouveaux, qu'à la condition de se précéder elle-même et de s'engendrer elle-même. Cercle vicieux, nous dit Michelet [...]

D'où l'importance stratégique de l'école au cœur du régime républicain. C’est à elle qu’il revient de briser ce cercle, de produire cette auto-institution, d’être la matrice qui engendre en permanence des républicains pour faire la République. République préservée, république pure, république hors du temps au sein de la République réelle, l’école doit opérer ce miracle de l’engendrement par lequel l’enfant, dépouillé de toutes ses attaches pré-républicaines, va s’élever jusqu’à devenir le citoyen, sujet autonome. C’est bien une nouvelle naissance, une transsubstantiation qui opère dans l’école et par l’école, cette nouvelle Église, avec son nouveau clergé, sa nouvelle liturgie, ses nouvelles tables de la Loi.
 pp. 17-18
Et plus loin, au chapitre intitulé « La République spirituelle », il ajoutait :
En voulant éliminer et le déterminisme religieux et le déterminisme scientifique, la synthèse républicaine se trouve obligée d’inventer une métaphysique nouvelle et une religion nouvelle, où c’est l’homme [...] qui va apparaître comme un infini qui sans cesse « s’échappe à lui-même » (J. Lagneau) Cette religion n’est pas une religion du Dieu qui se fait homme. Elle n’est pas davantage d’ailleurs une religion de l’homme qui se fait Dieu. Elle est une religion de l’homme qui a à se faire dans un mouvement sans repos.
pp. 141-142
Tout est dit dans ce passage : l’École comme « religion » « métaphysique » (d’État, qui plus est !), récusant les états 1 et 3, caractérisées respectivement par : « le déterminisme religieux et le déterminisme scientifique » (traduisons l'anthropologie théologique et l'anthropologie scientifique) !

Il me semble que nous tenons là une belle réponse aux interrogations de Raymond Aron.

mardi 5 août 2014

Pourquoi tant de haine ? Chronique de la comtophobie ordinaire

La folie de Comte et son « discrédit »

Dans Les Particules Elémentaires de Michel Houellebecq1, un des éléments les plus déconcertants pour le lecteur est la répétition des références d'une part à Auguste Comte, et de l'autre aux physiciens de la mécanique quantique, Werner Heisenberg et Niels Bohr [...]

Parmi ces trois penseurs, le nom qui déconcertera le lecteur le plus est sans doute celui d'Auguste Comte. Là où la réputation de Bohr et de Heisenberg ne cesse de s'étendre, celle d'Auguste Comte a subi un déclin graduel, victime d'abord de son discrédit personnel3, et ensuite de celui de sa philosophie, le positivisme, et de ses bases, la foi dans la science et l'espoir de la perfectibilité humaine.

Mais ce déshonneur n'apparaît nullement dans le texte d'Houellebec [... ]

3 Auguste Comte sombra dans la folie en 1826, il fut interné dans un établissement psychiatrique, mais relâché par sa femme contre les conseils de ses médecins, qui le déclarèrent « non guéri », et le nom de fou ne le quittera plus, surtout après qu'il aura proposé une religion positiviste dont il serait lui-même le Grand Prêtre. Ses propres disciples dans le positivisme, John Stuart Mill et Maximilien Littré, mettraient en question sa santé mentale, tout en retenant sa doctrine positiviste telle qu'il l'avait présentée dans son Cours de Philosophie positive. [...] 
J'extrais cette éloquente citation de « La mesure de l'homme : le positivisme d'Auguste Comte et la mécanique quantique dans "Les Particules Élémentaire" de Michel Houellebecq », article paru en 2003 dans Versants : revue suisse des littératures romanes, sous la signature de Vincent Aurora, lecturer au Department of French and Romance Philosophy de Columbia University. (Et article qui, paradoxalement,  contient par ailleurs des aperçus fort justes sur Auguste Comte !)

L'auteur est américain, donc citoyen d'un pays libre, et l'article est paru en Suisse, autre pays libre. Et pourtant ce texte fait irrésistiblement penser à ce qu'écrivaient sous les régimes totalitaires les plumitifs aux ordres quand il s'agissait de discréditer tel ou tel intellectuel contestataire !

Notons la phraséologie : Auguste Comte n'a pas été simplement victime d'une crise mentale en 1826. Non, il a sombré dans la folie, et le nom de fou ne l'a plus quitté !

Peut-on au XXIe siècle tenir un tel langage ? Il me semble d'abord que le terme de folie, qui est un véritable fourre-tout, n'est plus de mise aujourd'hui : on se doit d'être plus précis et de faire tout au moins des suppositions sur le ou les troubles précis dont Comte a pu être atteint.

Et peut-on décemment au XXIe siècle dire que le fait d'avoir été victime de trouble mental discrédite un homme, fût-il philosophe ? Évidemment pas ! Peut-on alors affirmer qu'à défaut de discréditer l'homme il discrédite l’œuvre, en tout ou partie ? Il faudrait pour le moins en apporter la preuve. Autrement dit :
  • soit démontrer que le trouble mental spécifique attribué à Comte (1) a perduré jusqu'à la fin de se vie, et (2) a pu influencer de manière pathologique sa pensée et ses écrits
  • soit raisonner à l'inverse et prouver que tel ou tel passage de l’œuvre de Comte porte la marque caractéristique d'un fonctionnement anormal de son cerveau attribuable à un trouble psychique précis.
Les comtophobles ont donc du pain sur la planche s'ils veulent être crédibles sur ce point. Et il leur faudra aussi expliquer
  • comment Comte a pu avoir pour disciples « complets » (ne rejetant pas ses derniers ouvrages) autant d'hommes et des femmes éminents de santé mentale apparemment intacte (avant et après sa lecture !), dont une grosse proportion de médecins -- parmi lesquels de grands aliénistes : Jules Cotard, Antoine Ritti... !
  • et en quoi le témoignage ci-dessous, de neuf de ces médecins au procès intenté en 1870 aux exécuteurs testamentaires de Comte par sa veuve (soutenue par Émile Littré) peut être contesté (rappelons que Mme Comte a été déboutée) :
Les médecins soussignés : Richard Congreve, à Londres, Audiffrent, à Marseille, Bazalgette, à Paris, Segond, agrégé de la Faculté de médecine de Paris, Sémerie, ex-interne de l’asile impérial d’aliénés de Charenton, Carré, à Triel (Seine-et-Oise), Delbet, à la Ferté-Gaucher (Seine-et-Marne), Sauria à Saint-Lothain (Jura), Robinet, à Paris, tous ayant connu Auguste Comte pendant les dernières années de sa vie, de 1850 à 1857, et l’ayant tous vu pendant ce temps, les uns journellement et les autres par intervalles, certifient qu’ils n’ont jamais aperçu chez lui, dans ses conversations, dans ses actes ni dans ses écrits quelconques, la moindre trace de dérangement intellectuel et moral, d’aliénation mentale ou de monomanie de quelque nature que ce soit ; que jamais ils n’ont constaté, dans son entourage, aucune contrariété, ni le moindre soupçon à cet égard et que, au contraire, Auguste Comte leur a toujours apparu comme jouissant et ayant joui, jusqu’au dernier moment de sa vie (sans parler de son génie incontestable), de la lucidité la plus complète, de la mémoire la plus étendue et la mieux ordonnée, du jugement le plus sain, de la raison la plus droite, du calme le plus constant, de la persévérance la plus ferme et du désintéressement le plus généreux qui sont les caractères intellectuels et moraux les plus opposés à ceux de la folie. En foi de quoi ils ont signé la présente déclaration
(voir plaidoirie de Me Allou et  « Auguste Comte » in Dr Cabanès, Grands névropathes, t.2)
Il est infiniment triste qu'Émile Littré, suivi par d'autres disciples de Comte dont on s'est plu à exagérer le nombre, ait pu appeler la psychiatrie à le rescousse de ses désaccords philosophiques avec son ex-maître. Il n'a nullement apporté la preuve de ses allégations, et, comme on l'a vu, ni la psychiatrie ni la justice ne l'on suivi. Mais il faut reconnaître qu'il a lancé un mème extraordinairement puissant qui garde aujourd'hui toute sa force, et qui a joué un rôle décisif dans l'occultation de Comte dont nous souffrons encore aujourd'hui !

Il me paraît probable que Vincent Aurora ait été manipulé par ce mème plutôt que l'inverse. Il n'est pas impossible, certes, que ce soit  son background personnel qui l'ait poussé à relayer ce mème. Il se pourrait qu'il appartienne à un milieu --chrétien, marxiste, athée pur et dur, néo-libéral (ça fait du monde !) -- qui voit traditionnellement en Auguste Comte une sorte d'antéchrist... Mais il se pourrait aussi qu'il n'en soit rien et que le mème ait eu assez de puissance pour s'emparer d'un cerveau sans prédisposition aucune !

Je serai très curieux d'approfondir la question, et j'espère que Vincent Aurora, que je vais informer de l'existence de ce billet, voudra bien y contribuer par un commentaire explicatif.

(A suivre...)

    jeudi 15 mai 2014

    Sociocratie versus démocratie, ou la convergence substituée à l'affrontement

    Emmanuel Lazinier
    Le bon sens, c'est pas la politique. La politique en démocratie c'est de nous dire qu'il y a des choix. C'est-à-dire que, si la droite et la gauche font la même chose, à quoi bon être en démocratie. La démocratie ce n'est pas le consensus c'est le dissensus. La démocratie ce sont des gens qui s'affrontent parce qu'ils nous proposent des visions du monde différentes. Si au contraire on nous dit que la réalité nous impose telle ou telle politique, eh bien ça veut dire qu'il n'y a plus de politique. Donc, à ce moment-là, pourquoi les gens iraient-ils voter ? Il ne faut pas s'étonner si beaucoup se tournent soit vers l'abstention soit vers le Front national.
     Ainsi s’exprimait dimanche dernier 11 mai sur les ondes de France Inter le sociologue Éric Fassin, interviewé à propos de son dernier livre Gauche : l'avenir d'une désillusion. (réécouter à l'index 2:10).

    Déclaration édifiante. Éric Fassin nous décrit là, très clairement, une conception et une pratique de la démocratie qui nous aident à comprendre pourquoi Auguste Comte préférait se qualifier de sociocrate plutôt que de démocrate :

    Somme-nous donc condamnés à assister à perpétuité à la confrontation de « visions du monde différentes » ? Devons-nous nous résigner à ce que ces visions du monde différentes s'emparent alternativement du pouvoir politique, chacune s'employant à démolir ce que la précédente aura tenté de construire -- à moins qu'une vision du monde majoritaire ne s'empare durablement du pouvoir politique et ait alors carte blanche pour imposer à la minorité sa société idéale ? Tout cela est quand même assez problématique !

    On objectera que dans la vraie vie, les « visions du monde différentes », lorsqu'elles arrivent au pouvoir, se trouvent vite confrontées aux réalités, et doivent mettre de l'eau dans leur vin.  Mais c'est précisément ce dont notre Éric Fassin ne veut pas entendre parler :
    Le réalisme est une illusion de langage qui est beaucoup utilisée par la majorité socialiste depuis les années 80. Aujourd'hui, ce qui est frappant c'est que François Hollande qui avait insisté sur le fait qu'il y a bien une alternative au moment où il était candidat [...], insistant sur le fait que, même dans les situations les plus difficiles il y a des choix politiques, qu'est-ce qu'il nous explique aujourd’hui ? : il n'y a pas de choix, uns seule politique est possible. Autrement dit quelles que soient les réactions de l'électorat il n'est pas question d'en tenir compte [...] Autrement dit le réalisme aujourd'hui, lorsque ce mot est utilisé par le gouvernement socialiste, ça veut dire que la réalité serait de droite.
    On objectera aussi que ces « visions du monde différentes » ne le sont aujourd’hui plus autant qu'elles ont pu l'être à l'époque des Lumières et dans le sillage de la Révolution française, lorsque les notions de droite et de gauche ont fait leur l'apparition. En ces temps-là, s'opposaient frontalement :
    • ceux qui croyaient encore en une anthropologie tombée du Ciel, justifiant un ordre social et politique immuable, et 
    • ceux qui, n'admettant plus cette vision théologique de la nature humaine, et ne voyant pas encore que la science puisse en fournir une autre, jetaient le bébé avec l'eau du bain, décrétant qu'il n'y a pas de nature humaine : que l'Humanité, qui commençait à être maître et possesseur de la nature, allait avoir aussi le pouvoir de repartir à zéro, de  faire de son passé table rase ; que sa vocation était, comme dit Laurence Rossignol, de de « bouleverser [l']ordre naturel au profit d'un ordre organisé par les êtres humains au fur et à mesure qu'ils s'en émancipent ». 
    A ces deux écoles, Auguste Comte est venu révéler qu'une anthropologie scientifique était d'ores et déjà en cours de constitution, et que, lorsqu'elle serait suffisamment mûre, les deux visions du monde précitées allaient devoir inéluctablement se fondre en elle. L'une et l'autre école ont refusé de l'entendre, l'une et l'autre l'ont voué aux gémonies. Mais pourront-elles le faire encore longtemps ?

    (Au passage il est important de souligner que, contrairement à ce qu'on s'est complu à imaginer, Comte n'envisageait nullement que la contrainte, même spirituelle, puisse être utilisée pour faire admettre plus rapidement sa nouvelle vision du monde. Son grand principe de séparation du spirituel et du temporel l'en détournait radicalement. En cela sa politique positive se distingue des systèmes totalitaires -- dans lesquels Pierre Rosanvallon voit d'ailleurs des maladies de la démocratie -- qui ont tenté au XXe siècle d'imposer par la violence l'une ou l'autre des deux visions du monde qui nous divisent encore.) Ainsi Comte refusait tout contrôle de l’État sur l'éducation, et l'idée d'un « nécessaire endoctrinement » par le pouvoir temporel au travers de l’École lui était étrangère -- contrairement à ce qu'on peut lire dans l'ouvrage de Louis Legrand L'influence du positivisme dans l'oeuvre scolaire de Jules Ferry: les origines de la laïcité (Paris,M. Rivière, 1961). Comte n'aurait certainement pas souscrit à cette déclaration de son très infidèle disciple Jules Ferry :
    Vous pouvez citer l'Angleterre et les États-Unis pour d'autres choses, pour de grandes choses qu'ils font, qu'ils possèdent et que  nous n'avons pas ; mais nous avons sur l'Angleterre et les États-Unis cette supériorité de considérer que l'enseignement -- l'enseignement de l'enfance surtout, à quelque degré qu'il soit et de quelque nature qu'il soit, privé ou public -- n'est point matière d'industrie mais matière d’État, et que les intérêts intellectuels de l'enfance sont sous le contrôle et la surveillance de l’État.
    Discours du 25 mai 1880
     Pour lui, au contraire
    Les enfants ne sauraient être élevés contrairement aux convictions paternelles, ni même sans leur assistance. [...] Loin donc d'inviter les gouvernements actuels à organiser déjà l'éducation générale, il faut les exhorter à abandonner franchement les attributions oiseuses ou perturbatrices qu'ils conservent encore à ce sujet, surtout en France. J'ai ci-dessous indiqué la double exception que comporte cette maxime actuelle, pour l'instruction primaire et la haute instruction spéciale, qui doivent attirer de plus en plus une sage sollicitude publique, comme germes indispensables d'une vraie rénovation. A cela près, il importe beaucoup que le pouvoir temporel, central ou local, abdique son étrange suprématie didactique, en établissant la véritable liberté d'enseignement.
    Système de politique positive, I, 181-2

    Comment Comte concevait-t-il sa République « sociocratique » ?

    Comte voyait dans l’affirmation de la souveraineté populaire -- qui n'était à ses yeux que le décalque métaphysique du théologique droit divin des rois -- une « mystification oppressive », . La seule souveraineté admissible à ses yeux était celle de l'intérêt commun de la société, d'où son adoption du vocable sociocratie.

    Pour lui le peuple, tout comme les prêtres et les femmes, ne saurait prétendre à exercer le pouvoir temporel, qu'il faut laisser aux patriciens, mais seulement à le contrôler. Sa place est donc au sein du pouvoir spirituel et non du temporel. Ce qu'Alain résumait par cette formule : « Auguste Comte entendait la République comme une dictature des riches, tempérée par le droit de blâmer" (Propos, 2 juin 1913) -- voir citations sur le site Clotilde.

    La sociocratie remise au goût du jour ?

    De manière quelque peu surprenante, le terme sociocratie, est depuis quelques années remis en honneur par une école de pensée qui propose un nouveau mode de gestion des organisations qui serait à mi-chemin entre « autocratie » et « démocratie ».

    Voir une petite présentation sur le blog de Michel Martin : La sociocratie pour réconcilier le je et le nous et réduire la surchauffe des égos.

    Et voir comment le tout nouveau parti politique Nouvelle Donne entend s'inspirer de cette démarche :

    mercredi 23 avril 2014

    Comte désocculté (1) : sa vision de l'union européenne

    Emmanuel Lazinier

    Quel bonheur de pouvoir ouvrir une nouvelle rubrique où je ne vais plus me lamenter de l'ingratitude envers Comte (pour reprendre l'expression d'Alain), mais au contraire me féliciter de ce que Comte est (re)découvert ! (Et je suis assez optimiste pour être persuadé que cette rubrique ne va pas tarder à s'enrichir considérablement, contrairement à la rubrique "Comte occulté" dont je suis sûr qu'elle est vouée à un assèchement rapide !)

    Richard Congreve (1818-1899)
    Je doit l'ouverture de cette rubrique aux Cahiers philosophiques, dont le dernier numéro  (n° 137/2e trimestre 2014), consacré à l'Europe en question, publie un extrait de la première traduction en français d'un texte oublié écrit par l'un des plus fidèles disciples
    d'Auguste Comte, l'anglais Richard Congreve. Ce texte, intitulé The West, a été publié en 1866 et constitue le premier chapitre d'un ouvrage collectif écrit par les positivistes anglais sous le titre International Policy: Essays on the Foreign Relations of England.
    L'auteur de cette traduction (à laquelle j'ai eu l'honneur de collaborer) est Tonatiuh Useche Sandoval, jeune chercheur colombien qui a brillamment soutenu, le 13 décembre dernier devant l'université Paris I, une thèse de doctorat en philosophie intitulée L'Idée d'Occident chez Auguste Comte, et dont je reproduis le résumé :
     À la différence de la plupart de leurs contemporains qui, après 1848, focalisaient leur attention sur l’avènement politique des nationalités et le renouvellement des empires coloniaux, Comte et ses disciples les plus proches entreprenaient une reconstruction de l’occidentalité et dénonçaient l’idée selon laquelle le rôle de l’Occident était de civiliser le monde en le dominant.

    Dès 1820, Comte s’est intéressé au problème de la réorganisation de l’Occident en dehors des références théologiques ou métaphysiques, et à l’extérieur du cadre forgé par les États modernes. La clef de cette réorganisation résidait dans l’établissement d’un nouveau pouvoir spirituel, dont la fonction principale consiste à instaurer un système d’éducation positive, commun à l’ensemble de la République occidentale. Sociologiquement défini, le terme d’Occident – que Comte estime plus précis que celui d’Europe –, désigne l’élite de l’humanité, c’est-à-dire la partie du genre humain la plus avancée dans la marche qui conduit tous les peuples vers l’âge adulte : l’état scientifique et industriel. L’originalité de Comte est d’avoir conçu cette élite comme un intermédiaire visant à établir une libre association universelle.

    Tout en mettant en évidence les courants qui ont influencé Comte et tout en soulignant l’apport des disciples positivistes à la question, cette thèse dégage la singularité de la transition historique propre à l’Occident et étudie les propositions de la politique positive pour que la supériorité occidentale ne dégénère en une oppression uniformisante, mais soit le moteur d’une solidarité planétaire et d’un progrès sans révolution.
    On ne peut qu’espérer que cette  thèse, qui comporte en annexe l'intégralité de la traduction de The West, sera rapidement publiée en librairie. En attendant, les francophones pourront prendre dès aujourd'hui connaissance de la traduction partielle publiée par les Cahiers philosophiques -- et les anglophones pourront évidemment se reporter à la version électronique du texte original insérée ci-dessus.
    L’œuvre de Richard Congrève est assez vaste (voir l'e-bibliographie du positivisme), mais jusqu'à ce jour un seul de ses ouvrages avait eu l'honneur d'une traduction française : India (1857), véhémente protestation contre le colonialisme anglais, traduite en français dès 1858 avec une préface de Pierre Laffitte. J'insère ci-dessous les deux versions :

    L'occultation de Comte, imputable à une « maladresse insigne » ?

    Il est tout naturel que les chercheurs qui depuis quelques années (re)découvrent Comte s'interrogent sur le silence qui a été fait jusqu'ici autour de son œuvre, et cherchent à en trouver les raisons. Mais il est dommage que trop souvent, à mon sens, ils se réfugient derrière des explications simplistes. Tonatiuh Useche Sandoval n'échappe malheureusement pas à cette tentation lorsqu'il invoque dans sa présentation deux raisons qui à ses yeux expliqueraient pourquoi on s'est jusqu'ici « dispensé de tout examen de la politique positive » :  « [la] critique [par Comte] de la notion de droit et son éloge de la "dictature" ». A l'appui de ce dernier point il cite deux textes, que je trouve simplement consternants, de Claude Nicolet :
    • dans le premier, Nicolet affirme que Comte donnait au mot dictature son « acception antiquisante » de « pouvoir exceptionnel, limité dans les temps [...] ». C'est un contresens : Comte entendait par dictature un système politique ou le pouvoir exécutif n'est pas bridé par un contre-pouvoir de type parlementaire. Au sens de Comte, notre cinquième République, la République américaine sont des dictatures, au même titre que le régime de Louis XIV ou de Charles X ! Là où nous parlons volontiers de monarchie républicaine Comte parlerait de dictature républicaine pour bien marquer la différence à ses yeux fondamentale entre une souveraineté de type théologique et une souveraineté de type positif.
    • dans le deuxième texte, Nicolet considère qu'en donnant une nouvelle définition au mot dictature Comte aurait commis une « maladresse insigne qui prouve qu'on ne viole pas impunément l'acception des mots ». Bel exemple d'une conception linguistique naïve -- à verser au dossier de ce que l'on désigne maintenant de plus en plus par le terme anglo-saxon de folk-linguistics -- qui voudrait que les mots aient des acceptions inviolables ! Il est bien évident que tout théoricien a le droit, lorsqu'il crée un nouveau concept, soit de le désigner par un néologisme qu'il invente (comme Comte l'a fait avec la sociologie, l'altruisme, etc.), soit de le désigner par un mot du vocabulaire courant qu'il redéfinit (comme Comte l'a fait avec les mots positif, métaphysique, etc.). Lorsqu'un physicien parle de force, d'énergie, lorsqu'un biologiste parle d'évolution, de milieu, etc., ils donnent à ces termes des sens précis qui ne sont pas -- ou en tous cas n'étaient pas initialement -- équivalents avec leur acception courante, et personne n'y trouve à redire !
    Pour illustrer ce dernier point, il est piquant de s'intéresser aux vicissitudes du mot altruisme. Le terme est créé par Comte avec le sens bien précis d'un mécanisme biologique inné. Il passe dans le vocabulaire courant en changeant de sens, devenant une vertu, sorte d'équivalent laïcisé de la charité chrétienne, et ce sens devient tellement prégnant qu’on le projette indûment sur Comte, censé n'avoir fait que rebaptiser une notion banale (d'où l'absence du terme dans un ouvrage sur le vocabulaire de Comte !). Et, dernier avatar du mot, les neurosciences modernes « violent » sans vergogne son acception populaire pour lui donner... son sens comtien initial !

    Et entretemps le terme aura subi les derniers outrages de la part de l'idéologue russo-américaine Ayn Rand, chantre du capitalisme et de l'égoïsme, qui l'a redéfini comme une doctrine qui viserait à sacrifier l'individu à la société :
    The irreducible primary of altruism, the basic absolute, is self-sacrifice—which means; self-immolation, self-abnegation, self-denial, self-destruction
    (Philosophy: Who Needs It, 61 cité dans The Ayn Rand Lexicon, article altruism)
    Rand et ses disciples n'ont pas hésité une seconde à attribuer à Auguste Comte -- qu'ils présentent comme un grand partisan du collectivisme ! -- l'origine d'un tel concept ! Voir par exemple Robert L. Campbell, « Altruism in Auguste Comte and Ayn Rand. Reply to Robert H. Bass, “Egoism versus Rights” », Journal of Ayn Rand Studies (vol. 7) -- voir aussi  sur le site Libertarianism.org, « Ayn Rand and Altruism », par George H. Smith qui croit pouvoir écrire :
    however much critics may dismiss Rand’s attacks on altruism as unjustified, her treatment of altruism, as discussed and defended by the man [Comte] who originated the term and who defended altruism in more detail than any other philosopher, before or since, was remarkably on point.
    alors qu'il ignore visiblement que l'altruisme « as discussed and defended by the man who originated the term » était de nature biologique !

    lundi 14 avril 2014

    Comte occulté (2) : son anticolonialisme


    Emmanuel Lazinier

    Vendredi dernier, Mona Ozouf présentait sur France Inter son dernier livre Jules Ferry, la liberté et la tradition (Gallimard). Titillée par  Patrick Cohen sur la politique coloniale menée par son héros, et sur ses célèbres affirmations quant à l'existence de « races inférieures » et de « races supérieures », elle s'est lancée dans une apologie qui surprend quelque peu :
    [6:45] Il faut restituer le sens du mot inférieur et du mot supérieur. Inférieur et supérieur, dans l'esprit de Ferry, ça représente simplement des étapes dans l'évolution de l'humanité. L'humanité, pour lui comme pour presque tout les hommes du XIXe siècle processionne de l'ignorance au savoir, de la sauvagerie à la civilisation, en passant par l'étape de la barbarie qui est une étape intermédiaire. Donc la race inférieure n'est donc pas une race essentiellement inférieure...



    Patrick Cohen lui rappelle que Ferry a quand même trouvé un opposant pour réfuter son discours : Clémenceau. Et notre grande historienne de répliquer :
    [7:30] Après les drames de la colonisation après aussi tout ce que nous ont appris les ethnologues sur  l'égalité, l'égale dignité des cultures, nous prêtons une oreille beaucoup plus complice à Clémenceau qu'à Ferry, une oreille séduite..
    A entendre Mona Ozouf "l'égale dignité des cultures" serait donc une notion tout à fait nouvelle, et le XIXe siècle, obsédé par une vision évolutionniste de l'histoire de l'Humanité, ne pouvait la concevoir.

    Et pourtant un penseur dont à l'occasion Ferry s'est réclamé et qui n'était pas non plus étranger à Clémenceau, un penseur dont la vision de l'histoire de l'Humanité a été tout ce qu'il y a de plus évolutionniste, a bel et bien proclamé cette égale dignité des cultures, et condamné le colonialisme avec la dernière énergie : Auguste Comte ! Extraits caractéristiques :
     j'ose ici proclamer les voeux solennels que je forme, au nom des vrais positivistes, pour que les Arabes expulsent énergiquement les Français de l'Algérie, si ceux-ci ne savent pas la leur restituer dignement.
    Catéchisme positiviste, 13e entretien
    Il faut d'abord caractériser l'irrévocable avènement d'une politique pleinement pacifique par une digne restitution de l'Algérie aux Arabes. [...] L'accomplissement de cet acte de justice ne saurait d'ailleurs être aucunement entravé par des ménagements immérités envers une colonisation sans consistance, faible compensation de tant d'iniquités. Si les aventuriers sceptiques qui se trouveront ainsi livrés à la générosité musulmane avaient eu sérieusement l'intention de s'incorporer aux Arabes, ils auraient adopté l'islamisme, au lieu d'entretenir l'espoir, aussi stupide que coupable, de faire là prévaloir le catholicisme.
    Système de politique positive, IV, 419-20.
    Allez comprendre après cela que les Français aient pu baptiser une rue d'Alger boulevard Auguste Comte -- et que les Algériens aient tenu à la débaptiser après l’indépendance (elle est devenue boulevard  Nessira Nourredine) ! (Un village des Aurès, crée en 1912, aujourd'hui Baghaï, avait aussi reçu le nom d'Auguste Comte !)

    Quant à la vision que Comte avait des races humaines, le passage suivant montre qu'il ne les classait pas en termes de supérieures ou inférieures, et envisageait calmement leur fusion finale :
    La vraie théorie des races humaines, résulte, ma fille, de la conception de Blainville, qui représente ces différences comme des variétés dues au milieu, mais devenue fixes, même héréditairement [...]

    En effet, il n'a pu se développer de différences essentielles et durables qu'envers la prépondérance relative des trois parties fondamentales de l'appareil cérébral, spéculative, active, et affective. Telles sont donc nos trois races nécessaires [blanche, jaune et noire], Dont chacune est supérieure aux deux autres, ou en intelligence ou en activité, ou en sentiment [...] Cette appréciation finale doit les détourner de tout dédain mutuel, et leur faire également comprendre l'efficacité de leur intime concours, pour achever de constituer le vrai Grand-Etre.

    Quand nos travaux auront uniformément assaini la planète humaine, ces distinction organiques tendront à disparaître, en vertu même de leur source naturelle, et surtout par de dignes mariages.
    Catéchisme positiviste
    , 11e entretien
    Depuis quelques années des historiens ont quant même commencé à s'intéresser à l'anticolonialisme et à l'antiracisme méconnus de Comte et de ses disciples. Voir le chapitre « L'Emprise du positivisme » (titre bien mal choisi à mon sens) que Stéphanie Couderc-Morandeau lui a consacré dans l'ouvrage Philosophie républicaine et colonialisme: Origines, contradictions et échecs (Paris, L'Harmattan, 2008) :

    Voir aussi l'histoiren britannique Gregory Claeys, qui a étudié par le menu les campagnes anticolonialistes de disciples de Comte dans son livre Imperial Sceptics: British Critics of Empire, 1850-1920 (Cambridge, Cambridge University Press, 2010) :

    mardi 1 avril 2014

    Comte, joker philosophique ?

    Emmanuel Lazinier

    Vous souhaitez critiquer une thèse philosophique, ou plus modestement affirmer qu'elle est dépassée ? Attribuez-la à Auguste Comte, le penseur qui a eu tout faux ! Sécurité absolue : personne n'ira vérifier !

    Dans un précédent billet, je m'en prenais à ceux qui cherchent à discréditer Auguste Comte en lui attribuant les pires travers.

    Aujourd’hui, je voudrais élargir quelque peu l'analyse des augustes Contes, en parlant de ceux qui, sans chercher à ridiculiser ni à diaboliser Comte, sans même nier son importance, ne lui attribuent pas moins sans sourciller à peu près n'importe quoi.

    Dernier exemple sur lequel je tombe : un livre publié par les très sérieuses presses de l'Université de Cambridge (UK) : Sacred and Secular: Religion and Politics Worldwide, (Cambridge, CUP, 2004). Que dit la quatrième de couverture ?


    Comment les auteurs et l'éditeur de ce savant ouvrage peuvent-il croire ce qui précède compatible avec ceci ?


    Une fois de plus, il y a de quoi être sidéré. On veut bien voir en Comte un seminal thinker, mais on n'a pas idée du titre de son principal traité !

    Et ce phénomène ne date pas d'aujourd'hui. Je trouve une affirmation analogue dans un ouvrage de 1925, Science, religion and reality (New York, Macmillan), sous la plume de Joseph Needham :
    There is so much even in the highest religion that seems archaic and obstructive, that some thinkers, like Comte in the last century and Croce at the present day, can make out a case for treating religion as half-baked philosophy, and predicting its disappearance. There are, however, no signs that this is likely to happen ; (p. 374)
    A suivre...

    jeudi 27 février 2014

    La découverte de l'altruisme : ridiculisée hier, occultée aujourd'hui !


    On a vu dans un précédent billet comment, jusque dans les années 1950, on pouvait se moquer de Comte « détectant un organe de la bienveillance dans chaque cerveau ».
    Aujourd'hui ce genre de raillerie ridiculiserait son auteur beaucoup plus que sa cible. On a donc changé de tactique : Comte n'aurait pas formulé une théorie scientifique, mais seulement inventé un mot !
    même si le mot « altruisme » a été inventé au XIXe par Auguste Comte, ce qu'il recouvre -- l'amour/don -- et sa relation directe avec le bonheur ont été mis en lumière par la plupart des sages, mystiques et philosophes.
    Frédéric Lenoir, Du bonheur, un voyage philosophique (Fayard, 2013), p. 107
    Dans le même ouvrage un chapitre entier est consacré au « cerveau des émotions »..., sans la moindre référence à Comte !
    Même son de cloche dans l'ouvrage, par ailleurs remarquable, de Matthieu Ricard, Plaidoyer pour l'altruisme - La force de la bienveillance (NiL, 2013), p. 23 :
    le terme « altruisme », dérivé du latin alter, « autre », fut utilisé pour la première fois au XIXe siècle par Auguste Comte, l'un des pères de la sociologie et le fondateur du positivisme. L'altruisme selon Comte suppose « l'élimination des désirs égoïstes et de l'égocentrisme,ainsi que l'accomplissement d'une vie consacrée au bien d'autrui »
    Là encore, aucune référence à la théorie de l'altruisme inné. De surcroit la citation est apocryphe (vous pouvez le vérifier par vous-même en quelques secondes ici !).
    (Elle a quand même le mérite de renvoyer au Système de politique positive -- sans indication de page, évidemment).
    Mais il y a plus extraordinaire. Dans son livre  Le vocabulaire de Comte (Ellipse, 2002), mon amie Juliette Grange, la grande vulgarisatrice de Comte de ces dernières décennies, n'a pas jugé utile d'inclure le terme altruisme ! Quand on sait que Comte considérait la découverte de l'altruisme (dont modestement il attribuait la paternité à F.J. Gall) comme une révolution copernicienne, quand on sait que c'est cette découverte qui l'a conduit à concevoir la religion de l'Humanité, à ajouter la septième science de la morale naturaliste au sommet de sa classification, etc., on reste bouche bée !
    Autre exemple, anglo-saxon cette fois : Lee Alan Dugatkin, The Altruism Equation. Seven scientists Search for the Origin of Goodness, Princeton University Press, 2006, où Auguste Comte n'est même pas mentionné !

    samedi 22 février 2014

    Comtes à dormir debout !

    Emmanuel Lazinier

    Comte souffre-douleur philosophique ?

    Qui n'a pas connu, dans son enfance, ces pénibles scènes où toute une cour de récréation se ligue pour pourrir la vie d'un malheureux, choisi de préférence parmi ceux qui ne sont pas "comme tout le monde", et dont on peut supposer qu'ils ne sauront pas se défendre (et que nul ne prendra leur défense)... Il arrive que la vie de ces petites victimes devienne un tel enfer que le suicide leur paraîsse la seule porte de sortie, comme l'a vu dans un cas récent.

    The Dominant Man, par 
    Humphry Knipe & George  Maclay
    (1972)
    On aimerait croire ces phénomènes de défoulement collectif réservés au monde cruel de l'enfance. Et pourtant ils ont leur équivalent, toutes proportions gardées, dans le monde raffiné des intellectuels. Et les critères de sélection des victimes n'y sont pas différents : pas comme les autres, ne pourra pas se défendre, ne trouvera personne pour le défendre...

    Il semblerait même que les intellectuels se délectent à cet exercice. Comme dans tout groupe social, humain ou animal, il se construit chez eux spontanément une échelle plus ou moins consciente de domination/soumission. Et rien n'est plus rassurant que de savoir, ou croire savoir, qu'on n'est pas en bas de l'échelle et qu'on n'y sera jamais parce qu'il existe des individus intrinsèquement inférieurs.

    Il me paraît clair qu'un tel rôle a été implicitement assigné depuis quelques 150 ans à Auguste Comte. Comte, ou plutôt Conte, a été, est encore aujourd'hui, le penseur à qui l'on peut faire porter sans aucune vergogne tous les péchés du monde : un malade mental, un totalitaire assoiffé de domination qui a été le maître à penser de maint dictateur ; un style à vomir ; un piètre penseur qui a passé sa vie à se tromper...

    Conséquemment, il n'est rien de stupide, de pervers, de grotesque qu'on ne puisse lui attribuer -- avec la certitude réconfortante que nul n'ira s'imposer la punition d'aller vérifier.

    C'est ainsi qu'encore aujourd'hui on peut voir attribuer à Conte des délires aussi effarants que celui que j'ai relevé à la fin de mon précédent billet :


    L'exemple est intéressant dans la mesure où il est fait allusion à un texte précis :
    Je remarque d'emblée un détail révélateur : un épithète du texte incriminé a sauté : incomparable. Pourquoi ?

    Je ne vois que deux hypothèses possibles :
    1. Wolf Lepenies n'a pas lu le texte original : il a travaillé de seconde main et l'épithète lui a échappé. C'est l'hypothèse la plus plus sympathique (celle  que Comte préconisait de toujours adopter) : WL serait un auteur négligent, qui ne vérifie pas ses sources.
    2. WL a lu le texte original, et il a sciemment retiré l'épithète pour que ça fasse plus vrai. Que Conte se prenne pour le fondateur de la République occidentale, c'est déjà assez fort. Qu'il se trouve en plus incomparable serait peut-être un peu dur à avaler pour le lecteur même crédule (on passerait de la mégalomanie au pur délire). Allez, on retire incomparable
    ***
    Bien évidemment, ce billet est un work in progress qui s'enrichira à mesure que de nouveaux exemples viendront s'ajouter. Je n'aurai malheureusement aucune peine à en trouver !

    mercredi 19 février 2014

    Le Système de politique positive... n'est plus inaccessible !

    On rapporte qu'on peut lire parfois sur des manuscrits du Moyen-Age l'annotation suivante : Graecum est, non legitur. Les érudits de ce temps-là ayant perdu l'usage du grec, on conservait bien des ouvrages écrits dans cette langue, mais on ne les lisait plus.

    Si on ne trouve pas la mention Auguste Comte est, non legitur sur les ouvrages du philosophe positif, il semblerait bien que cette maxime ait été consciemment ou inconsciemment pratiquée jusqu'à aujourd'hui, sous les prétextes les plus divers : auteur mineur, fou, dangereux, style épouvantable, etc.

    De toutes façons il fallait pour le lire courir les bibliothèques universitaires, ou bien devenir copain avec un libraire d'occasion pour qu'il veuille bien vous prévenir si par hasard un exemplaire lui tombait entre les mains !

    Le Web va-t-il enfin changer la donne ?

    Cadeau : le tableau des fonctions du cerveau, où l'on voit surgir l'altruisme, tel qu'il devrait apparaître après la page 726 :

    Retrouver le Système de politique positive sur les bibliothèques numériques du Web
    Google Booksarchive.orgHathi TrustManuscrit sur Gallica
    T. 1 voir voir  texte voir  texte voir
    T. 2 voir voir  texte voir  texte voir
    T. 3 voir voir  texte voir  texte voir
    T. 4 voir voir  texte voir  texte voir
    Appendice général voir voir
    Table générale voir voir
    Index voir voir

    La traduction anglaise et ses vertus

    Google Books ne la propose plus. Rendons grâce à archive.org de nous l'avoir conservée :
    Télécharger cette traduction (parmi d'autres de Comte) au format PDF

    Cette traduction est intéressante à consulter pour les multiples sous-titres qui ont été ajoutés. Et elle peut à l'occasion éviter une interprétation incorrecte -- dans les (rares) cas où le texte de Comte est un peu cryptique. Sa consultation aurait pu éviter, par exemple, à Wolf Lepenies d'écrire une monumentale ânerie :
    La modestie n'était pas le fort de Comte. [...] En 1854, il demanda qu'on abattît la colonne Vendôme pour ériger à sa place un monument dédié à sa gloire, celle de « fondateur de la République occidentale » (Les trois cultures : entre science et littérature, l'avènement de la sociologie, Paris, Les Editions de la MSH, 1990, p. 19)
    WL connaît bien son auteur. Il sait que Comte était un fou délirant, qui pouvait à tout moment se déclarer l'incomparable fondateur de la République occidentale. Pour un peu il serait monté en personne en haut de la colonne, avec deux petites ailes dans le dos, histoire de faire la nique au génie de la Bastille !

    Exercice. Le passage si finement interprété par WL se trouve à la p. 397 du t. IV (p. 345 de la traduction). Trouver celui qui se cache derrière l'« incomparable fondateur de la République occidentale » 

    La maxime du jour. « Sur Comte on ne doit croire que Comte » (Alain)

    mardi 18 février 2014

    Ces cathos qui se réclament d'une anthropologie... tombée du Ciel !

    Emmanuel Lazinier
    -- Vous semblez nous dire que si il y a une réflexion sur l'homme, inévitablement on va aboutir a une réflexion sur Dieu, et que si donc on veut mettre Dieu à l'écart, eh bien on est obligé de passer outre cette réflexion sur l'homme [...] ?
    -- Oui.
    Étonnant, non ? Ce dialogue semble venu d'un autre âge, et pourtant il a eu lieu jeudi dernier 13 février 2014 sur les ondes de Radio Notre-Dame, dans le cadre de l'émission Le Grand Témoin, où Louis Daufresne recevait le jeune philosophe catholique Thibaud Collin, à propos de son livre Sur la Morale de M. Peillon (Salvator, septembre 2013) -- (ré)écouter. (le passage cité ci-dessus se trouve en 43:53)

    Autre passage de la même veine :
    « Nietzsche avait annoncé cette mort de Dieu donc cette disparition de Dieu comme principe de compréhension du monde et de la société, et la mort de Dieu allait être suivie progressivement de la mort de l'homme [...] La mort de l'homme [...] c'est la disparition d'une compréhension de ce qui fait qu'un être humain est un être humain. D’où aujourd'hui, par exemple, la difficulté de plus en plus importante de nos contemporains pour comprendre la différence entre l'homme et l'animal  [...],  d’où la difficulté de comprendre quel est le fondement de la dignité humaine [...] » (44:28)
    Extraordinaire, n'est-ce-pas ?

    Thibaud Collin a en commun avec notre actuel ministre de l’Éducation de s'être intéressé de près à la pensée républicaine française du XIXe siècle. L'un a écrit un livre sur Pierre Leroux, l'autre sur Edgar Quinet. Comme je l'ai noté précédemment, Vincent Peillon a même une vague connaissance de Comte. On peut douter que la même chose soit vraie de Thibaud Collin, mais qu'importe : les deux ont un référentiel commun qui leur permet de dialoguer sur des questions tout à fait comtiennes comme celle de pouvoir spirituel. On note avec intérêt que l'un et l'autre acceptent cette notion -- sans être beaucoup obsédés par l'idée chère à Comte de séparation des deux pouvoirs. On sait que Peillon conçoit l'École républicaine comme un nouveau pouvoir spirituel. Quand à Thibaud Collin il la dénonce, très justement à mon sens, comme une religion de substitution ; ce qui n'empêche pas l'un et l'autre d'être apparemment d'accord pour conserver à l'école un rôle d'endoctrinement de la jeunesse : seul le contenu de l'endoctrinement sera différent selon l'un et selon l'autre.
    La mission de l'école est d'abord de contribuer à la formation de l'être humain par le biais d'une formation de sa raison, notamment du sens de la vérité
    « La-dessus vous êtes d'accord avec Vincent Peillon ! », remarque fort justement l'intervieweur.

    Ce qui n'empêche pas notre philosophe catholique d'être très pertinent quand il dénonce l'idéologie de l'émancipation inséparable de notre École républicaine et le déni de la nature humaine hérité des Lumières qui en constitue l'ossature idéologique. Vincent Peillon et ses amis de la gauche de gouvernement n'ont pas d'anthropologie... et l'UMP n'en a pas non plus !, déclare-t-il  Tout ceci serait admirable s'il n'ajoutait pas que seule l'Eglise en a une !

    Comment peut-on ignorer ainsi deux siècles de sciences biologiques, sociales et cognitives ? Comment des individus d'une telle culture historique et philosophique peuvent-ils manquer de culture scientifique au point de dénier pour les uns l'existence d'une nature humaine, et pour les autres d'oser affirmer que seul un Dieu peut nous la révéler ?

    Et allez vous étonner après ça que Comte soit soigneusement maintenu aux oubliettes !

    dimanche 16 février 2014

    Scoop : l'altruisme n'existe pas (pour les « neocons » américains) !

    Emmanuel Lazinier

    Russel Kirk recevant la
    Presidential Citizens Medal
    des mains de Ronald Reagan
    C'est un tout petit faux-pas pour un homme, mais un grand faux-pas pour une partie influente de l'Humanité : les néo-conservateurs américains !

    Rien qu'une petite note de bas de page au sein d'un gros livre de 545 pages. Mais quel aveu !
    « Just how truly scientific, in any enduring sense, Comte's system was, may be suggested by his uncritical acceptance of Gall's phrenological theories--which, Comte declared, disproved the theological doctrine of human depravity by detecting an "organ of benevolence" in every brain. »
    La note en question figure en page 264 de The Conservative Mind: From Burke to Eliot (BN Publishing, 2008), l’œuvre majeure du père spirituel des neocons, Russell Kirk (1918-1994). 

    La page s'ouvre par quelques jugements qui illustrent la détestation de Kirk envers Comte -- tout en démontrant qu'il n'en a pas lu une ligne :
    « Comte with its scientist-dictator priests »
    « Comte's collectivistic Positivism, despising and dismissing the Past »
    La première citation -- j'allais dire le premier contresens -- est presque excusable tant il est difficile pour un esprit, même supérieur, de s'affranchir d'une croyance universellement répandue. La seconde est plus dure à avaler : Comte collectiviste ! Comte méprisant le passé, adepte de la table rase ! On croit rêver. Mais tout cela n'est rien à côté de la note de bas de page.

    Elle est d'autant plus étonnante, cette note, que pour qui n'aurait pas lu les jugements précédents, elle pourrait faire croire qu'on a affaire à un bon connaisseur de Comte. Il est très rare en effet de voir mentionner en des termes aussi exacts la découverte de l'altruisme par Auguste Comte. Pauvre Kirk, qui a perdu là une belle occasion de se taire !

    Soyons indulgent : le livre date de 1953. A l'époque la modularité du cerveau, soupçonnée depuis longtemps, était tout juste en train de devenir une évidence, et les neurosciences/sciences cognitives allaient encore attendre quelques années avant de faire de l'altruisme l'un de leurs principaux chevaux de bataille.

    Mais quelle gaffe ! Sans s'en rendre compte, Kirk a signé dans cette note la condamnation de son néoconservatisme ! Il y admet qu'il repose sur la croyance en une dépravation innée de l'être humain. Et il fait le pari -- perdu -- que la science ne démontrerait jamais le contraire !



    Je doit la découverte de cette petite perle à Blandine Chelini-Pont qui présentait mercredi dernier à l'IESR (Institut Européen en Sciences des Religions) son ouvrage La droite catholique aux États-Unis (Presses Universitaires de Rennes, 2013). Un ouvrage pionnier, comme en témoigne la présentation de l'éditeur :
    « Cette recherche explore la constellation des catholiques conservateurs aux États-Unis qui a pris, depuis les années 1950, une place croissante au sein de la vie politique américaine, au point d’exercer aujourd’hui un fort leadership sur sa droite. Le visage actuel du conservatisme américain s’explique mal sans cet apport intellectuel et militant se revendiquant comme catholique. Le phénomène, imprévisible et paradoxal, commence à peine à être mesuré et étudié et il oblige à réévaluer les racines traditionnellement données aux différentes familles du néo-conservatisme ou de la droite religieuse. En reprenant étape par étape les grands moments de la pensée et de la militance catho-conservatrice dans la droite américaine, ce texte fait découvrir un continent intellectuel et un réseau resté très vivace, aujourd’hui tenté par une expansion idéologique vers l’Europe. L’auteure inscrit l’histoire de la pensée politique catholique dans l’histoire du conservatisme américain qu’elle analyse, en la mettant en phase avec les évolutions de la société américaine, de manière extrêmement précise et circonstanciée. Il s’agit d’une autre vision de la droite aux États-Unis, présentée de manière novatrice, sur le fondement d’informations proprement inédites. »
    Voir aussi Inside the conservative brain: What explains their wiring?, par Avi Tuschman

    dimanche 9 février 2014

    Ces protestants qui renoncent au théisme...

    Emmanuel Lazinier

    J'ai déjà parlé ici de l'évêque épiscopalien américain John Selby Spong et de son livre séminal Why Christianity must Change or Die, qui n'a toujours pas été traduit en français. J'ai donc été heureusement surpris de tomber hier sur une émission de Fréquence protestante qui lui était consacrée, à l'occasion de la parution aux éditions Karthala d'un autre de ses ouvrages, Jesus for the Non Religious, traduit sous le titre un peu moins provocateur de Jésus pour le XXIe siècle.

    Cette émission, que je conseille de (ré)écouter, était animée par le pasteur Gilles Castelnau, dont je vous invite au passage à visiter le site, Protestants dans la ville, qui consacre un grand nombre de pages à John Selby Spong, dont quelques unes à Why Christianity must Change or Die



    Why Christianity Must Change or Die from Bruce Prescott on Vimeo.





    Voir aussi sur le site Protestants dans la ville :

      vendredi 7 février 2014

      L'École, religion métaphysique des temps modernes ?

      Emmanuel Lazinier

      On ignore tout de Comte. Et donc on ignore ses positions tout à fait intéressantes (et iconoclastes) sur l’École et sur la médecine. Positions dont on peut dire qu'elles sont tout à fait proches de celles d'un penseur qui a eu son heure de célébrité dans les années 1970, qui a été depuis largement oublié, et qu'il est à mon sens urgent de redécouvrir : Ivan Illich (1926-2002).

      Particulièrement frappante à mes yeux est cette citation extraite de son livre Deschooling Society/Une société sans école (voir ce livre en version intégrale anglaise ; l'écouter en audiobook) :
      School has become the world religion of a modernized proletariat, and makes futile promises of salvation to the poor of the technological age. The nation-state has adopted it, drafting all citizens into a graded curriculum leading to sequential diplomas not unlike the initiation rituals and hieratic promotions of former times. The modern state has assumed the duty of enforcing the judgment of its educators through well-meant truant officers and job requirements, much as did the Spanish kings who enforced the judgments of their theologians through the conquistadors and the Inquisition.
      Chap. 1 - Why We Must Disestablish School
      N'oublions pas que le terme disestablishment est l'équivalent anglo-saxon de ce que nous autres français appelons laïcité.  On retrouve donc chez Illich le strict équivalent de ce que prônait Auguste Comte : séparer l’École de l’État en vertu du principe de séparation du spirituel et du temporel.

      A mes yeux on n’insistera jamais assez sur le fait que notre École d’État est issue par filiation directe de l'École d’Église. Comme cette dernière, les valeurs qu'elle porte sont celle d'une religion, non théiste certes, mais profondément métaphysique. Et il me semble qu'on peut ici encore appliquer la fameuse loi des trois états de Comte -- avec l'implication que la nouvelle Église est appelée inéluctablement elle-aussi à décliner. L'actuelle crise de notre système éducatif doit me semble-t-il se comprendre à la lumière de cette idée.

      A ce propos une anecdote me revient à l'esprit. Je me souviens que ma maman, il y a bien une cinquantaine d'années, avait été, en bonne catholique, choquée par un propos d'une de ses amies qui l'était un peu moins :
      Je crois que je vais retirer mon fils du catéchisme. Il commence à croire tout ce que raconte monsieur l'abbé !
      Cela me fait irrépressiblement penser à la situation actuelle de l’École : on y envoie nos enfants parce que ça nous paraît indispensable à leur salut temporel (l'obtention de bon diplômes), mais on ne croit plus au message véhiculé par l'institution, on le soupçonne même d'être quelque peu nuisible !

      Et nous avons la chance en France d'avoir un penseur qui exprime à merveille les dogmes vieillis de cette religion en déclin, en la personne, vous l'aurez deviné, de monsieur Alain Finkelkraut. Sa doctrine paraît être l'exact équivalent pour la religion scolaire de ce qu'est l'intégrisme pour la religion théiste : refus absolu de faire des concessions au "monde", qui parle anglais, surfe sur le Web, etc. Je ne sais plus qui a naguère proposé qu'on expérimente ses idées en créant quelques "lycées Finkelkraut" (des sortes de Saint-Nicolas-du-Chardonnet de la religion scolaire !). L'expérience serait en effet intéressante : on verrait qui oserait y mettre ses enfants et ce qu'il en adviendrait...

      Mais je m’aperçois que je n'ai encore rien dit des dogmes de cette religion scolaire. Le principal, encore vénéré par beaucoup d'enseignants, est celui de l'émancipation. Un dogme directement hérité de l'époque des Lumières et de sa conception de la nature humaine comme une ardoise vierge (blank slate). Selon ce dogme, l'Humanité aurait vécu dans la nuit de l’obscurantisme (sorte d'équivalent du péché originel pour les chrétiens) avant de découvrir la Raison, qui doit lui permettre de se reprogrammer entièrement selon un plan d'ailleurs mal défini. Dans la version totalitaire du dogme il est permis d'utiliser la violence pour faciliter cette reprogrammation. Dans la version soft qui est la nôtre l'endoctrinement de la jeunesse doit suffire !

      En attendant que cette émancipation se produise, l'École, tout comme la religion qui l'a précédée, joue un rôle tout à fait satisfaisant pour nos classes dominantes de reproduction des inégalités sociales. Elle persuade à merveille ceux qu'elle sélectionne de leur droit à vie à dominer ceux qu'elle laisse sur le bord du chemin, qui eux-même resteront convaincus à vie de mériter d'être dominés...

      mercredi 5 février 2014

      Cavanna anthropologue

      Emmanuel Lazinier
      Un texte qu'on aurait aimé lire ces derniers temps pour éclairer le débat
      Ainsi s'exprimait ce matin Bruno Duvic sur France Inter dans sa revue de presse ((ré)écouter - en position  4:44), à propos d'un texte du regretté Cavanna reproduit dans le numéro spécial de Charlie-Hebdo daté d'aujourd'hui, numéro bien évidemment dédié à leur ancien et populaire chroniqueur qui vient de nous quitter.

      Le texte en question porte l'intitulé provocateur de « Rouvrir Auswitch », avec je suppose un point d'interrogation ou d'exclamation. Ci-dessous l'extrait lu par Bruno Duvic (ponctuation non garantie car je n'ai pas vu le texte écrit) :
      Soyons un grand garçon, regardons-nous devant la glace. Le raciste c'est l'autre, d'accord. Mais c'est bien aussi toi... un peu.

      On ne naît peut-être  pas raciste mais on naît avec tout ce qu'il faut pour le devenir. Le racisme est naturel, c'est l'anti-racisme qui ne l'est pas.
      Je traduis : le racisme a une base instinctuelle, biologique. Cela me paraît indéniable. Parce que nous sommes une espèce sociale, nous avons hérité d'instincts qui nous rendent méfiants, voire agressifs vis-à-vis de ceux qui nous percevons comme étant en dehors de notre groupe social d'appartenance. En ce sens on peut dire que le racisme a quelque choses de naturel. Est-ce à dire pour autant que l'anti-racisme ne serait pas lui aussi naturel ? Mais qu'est-ce au juste que cette « nature » dont nous parle Cavanna. La suite va nous le faire connaître :
      La nature est injuste ou plutôt la nature s'en fout. La notion de justice est humaine, purement humaine. Rien de plus artificiel. Or la nature cherche toujours à reprendre le dessus. Elle guette le trou, la défaillance..
      Je suppose qu'il traduire nature par l'inné, le biologique, et l'humain  par l'acquis, le culturel. Et là, si on suit Auguste Comte relayé par les sciences cognitives actuelles, on ne peut pas être d'accord. Le culturel a des bases "naturelles", innées. Et la notion de justice tout particulièrement, puisqu'on la retrouve dans le monde animal et  même chez les nouveaux-nés !
      Il faudrait en finir avec les notions pleurnichardes et moralisantes qui ont conduit la gauche là ou elle est dans une sacristie. Il n'y a ni bien ni mal ou alors nous voila en train de brûler des cierges. Si c'est comme ça moi je m'en vais.
      Autrement dit : abandonnons la morale aux religions (théistes) du passé. Affirmation à mes yeux consternante.
      Il est normal, spontané d'être injuste, ou plutôt indifférent à tout ce qui n'est pas soi.
      Bien sûr que non. L'être humain aurait été éliminé depuis longtemps par la sélection naturelle s'il avait été indifférents à son environnement physique, végétal, animal et surtout humain ! Voir tous les travaux scientifiques récents sur l'empathie, comme ceux de Franz de Waal, sur l'altruisme, etc.

      Franz De Wall présente son livre L'age de l... par gaianetwork
      Et merde à Rousseau. Nous naissons bardés d'instincts de tropismes de pulsions.
      Certes, mais beaucoup de ces instincts sont de nature sociale et parfois même altruiste !
      On n'est pas seuls. Si l'on survit c'est qu'on fait partie d'un groupe.
      Bel aveu. Mais le fait de faire partie d'un groupe n'aurait-il aucune base biologique, instinctuelle ? N'aurions-nous aucun instinct qui nous adapte à cette vie sociale ?
      La vie en groupe entraine des contraintes. Juguler son spontané pour adopter un comportement plus compatible avec la vie en société c'est l'essence même de la démocratie. La démocratie s'acquiert, s'apprend, n'est jamais acquise, nécessite un effort constant, une vigilance incessante, une information tenue à jour [...]
      L'Humanité n'a évidemment pas attendu l’apparition des idéaux démocratiques pour vivre en groupe. Aujourd'hui encore nous avons des sociétés non démocratiques, comme la Chine, qui n'en ont pas moins une vie sociale, même si nous la jugeons inférieure à la nôtre (voir par exemple les travaux de Jean-Louis Rocca). Il faudrait quand même trouver des argument un peu plus convaincants pour défendre et promouvoir la démocratie !



      lundi 3 février 2014

      Théorie du genre, École d'État, morale d'État. Comte peut-il nous aider à y voir clair ?

      Emmanuel Lazinier

      La France s'agite et se divise en ce moment autour de la nébuleuse « théorie du genre » et des intentions attribuées, à tort ou à raison, à notre gouvernement de l'enseigner dans nos écoles d’État. La pensée de Comte pourrait-elle, par hasard, apporter quelque éclairage, voire quelque apaisement, à ces débats ?

      Les fondements biologiques de la nature humaine et les différences homme-femme

      Fondateur de la sociologie, Comte a toujours insisté sur le fait que cette science devait reposer sur le socle solide que constituent les sciences qui l'ont précédée, et tout spécialement sur la biologie, naissante à son époque. Sa théorie de la nature humaine postule donc que l'être humain est d'abord un homo biologicus avant d'être un homo socialis (et homo socialis avant d'être homo moralis, mais c'est une autre histoire). En ce sens on peut parfaitement dire qu'il est un précurseur de la sociobiologie -- discipline qui a soulevé beaucoup de polémiques il y a quelques dizaines d'années mais qui a fini par s'imposer tranquillement à la communauté scientifique.

      Dans son Système de politique positive, Comte a proposé une remarquable introduction biologique à la sociologie dans laquelle il a élaboré une théorie du cerveau aussi prophétique qu'elle est ignorée. Il y postule la prééminence de l'affectivité dans l'économie cérébrale et l'existence d'instincts altruistes innés. Comte est donc un grand précurseur de la vision de la nature humaine qui se dégage depuis quelques dizaines d'années des sciences cognitives en général et des neurosciences en particulier -- vision que l'on peut trouver exposée dans une multitude d'ouvrages comme ceux de Steven Pinker (How the Mind Works/Comment fonctionne l'esprit, et surtout The Blank Slate: The Modern Denial of Human Nature/Comprendre la nature humaine...), d'Antonio Damasio, et de bien d'autres. Cette vision de la nature humaine s'oppose à celle qui est encore adoptée par la majorité de nos intellectuels, et qui voudrait que l'être humain soit une une ardoise vierge (a blank slate) -- autrement dit que nous soyons uniquement programmés par la société dans laquelle nous vivons et par l'éducation qu'elle nous donne.

      Il est clair à mes yeux que la nébuleuse que l'on désigne sous le vocable théorie du genre s'inscrit parfaitement dans ce modern denial of human nature. Issue du féminisme radical anglo-saxon, cette idéologie voudrait que les différences homme-femme ne soient que le produit du conditionnement social - ce qui est dès aujourd'hui scientifiquement indéfendable : non seulement hommes et femmes sont biologiquement très différents, mais les conditionnements sociaux ne sont eux-mêmes pas totalement arbitraires, étant dans une très grande mesure des accommodements, plus ou moins satisfaisants, que les différentes cultures ont élaborés sur la base de ces différences biologiques.

      Ces accommodements ne sont évidemment pas immuables et sont tout au contraire voués à évoluer à mesure que l'Humanité progresse. Comte a eu à se sujet une phrase tout à fait prophétique (en 1852 !) :
      « La révolution féminine doit maintenant compléter la révolution prolétaire, comme celle-ci consolida la révolution bourgeoise, émanée d'abord de la révolution philosophique »
      Catéchisme positiviste, préface
       Mais cette révolution féminine n'impliquait pas à ses yeux que les femmes renoncent à ce qui fait leur spécificité et même leur supériorité, puisque :
      « Supérieures par l'amour, mieux disposées à toujours subordonner au sentiment l'intelligence et l'activité, les femmes constituent spontanément des êtres intermédiaires entre l'Humanité et les hommes. »
      Système  de politique positive, II, 63
       En tous cas, vraies ou fausses, scientifiques ou pas, les théories sur le genre ne devraient pas, selon les enseignements de Comte, faire l'objet d'un endoctrinement d’État. Et ce en vertu d'une de ses plus importantes doctrines (sociologique celle-là): celle de la séparation du spirituel et du temporel.

      La séparation du spirituel et du temporel. Pourquoi il ne devrait pas y avoir de morale d'État, ni même d’École d'État

      A mes yeux cette doctrine est beaucoup plus satisfaisante que celle dont nous autres français nous gargarisons sous l'étiquette de laïcité. Ce terme de laïcité a le défaut d'être extraordinairement ambigu : d'un côté il peut signifier séparation du spirituel et du temporel ; mais d'un autre il est synonyme d'alternative séculière aux religions traditionnelles (voir des expressions comme « un saint laïque », qui veut dire simplement que le « saint » en question ne croyait pas en Dieu).

      Pour Comte le pouvoir politique, ou pouvoir temporel ne doit s’immiscer en rien dans ce qui regarde les consciences : sa seule vocation est de préserver l'ordre, de prévenir/régler les conflits d'intérêts, d'organiser l'économie. De religion, de philosophie ou de morale il n'a pas à s'occuper.
      Maintenir avec énergie l'ordre matériel, seconder sagement l'essor industriel, et respecter toujours le mouvement spirituel ; tel est le seul programme politique qui convienne à notre anarchie mentale et morale.
      Système de politique positive, III, 602 
      Conséquences pour Comte : non seulement l’État doit se séparer des Églises, mais il devrait aussi se séparer de l’École, de la science  et de la médecine !

      Aux yeux de Comte, donc, l’État devrait renoncer à imposer quelque philosophie ou morale que ce soit, quand bien même elles feraient l'objet d'un consensus unanime (comme nos prétendues « valeurs républicaines »). Et notre actuel ministre de l’Éducation nationale, qui a quelque connaissance de Comte, a eu grand tort de reproduire dans son livre Une religion pour la République : la foi laïque de Ferdinand Buisson cette citation de mon amie Juliette Grange à propos de la religion de l’Humanité de Comte :
       « C'est une véritable religion laïque comme base d'une morale sociale qu'il s'agit d'imposer par l'instruction des masses". »
      Comme je l'écrivais à Vincent Peillon (message du 17/11/2010 -- j'ai mis à jour les URLs) :
      « Il y a là un mot qu'Auguste Comte n'aurait jamais prononcé, et vous le devinerez peut-être, conscient que vous êtes de son adhésion sans faille au principe de séparation du spirituel et du temporel.

      Il s'agit bien évidemment du mot "imposer".

      Pour Comte le verbe "instruire" n'est pas transitif mais réfléchi. Les masses doivent s'instruire ; on n'a pas à les instruire -- et surtout pas le pouvoir temporel dont Comte proclame "l'incompétence radicale [...] pour organiser l'éducation" (voir http://confucius.chez.com/clotilde/analects/libensei.xml).

      Quant au pouvoir spirituel qu'il appelle de ses voeux, loin de devoir imposer quoi que ce soit, il devra se contenter d'élaborer et de proposer un enseignement très condensé "faisant dignement prévaloir l'esprit d'ensemble au nom du sentiment social", et ainsi  propre à "diriger, au lieu de remplacer, des efforts spontanés dont dépend toute véritable efficacité didactique" (voir http://confucius.chez.com/clotilde/analects/educatio.xml).

      Loin d'être un apôtre de l'école (voir aussi http://confucius.chez.com/clotilde/analects/ecole.xml), Comte a plutôt été le précurseur du penseur qui fut le critique par excellence de la société de consommation et l'apôtre de la déscolarisation -- et que j'ai eu le bonheur de connaître : Ivan Illich. »
       (Comte était en effet partisan d'une « société sans école » -- nous y reviendrons)

      Vers l'enseignement obligatoire d'une philosophie prométhéenne ?

      C'est en tous cas ce qu'on pouvait se demander ce matin en écoutant la Sénatrice de l'Oise et porte parole du Parti Socialiste, Laurence Rossignol, s'adressant à  Ludovine de la Rochère, présidente de "La Manif pour Tous" à l'occasion d'un débat sur le thème « La famille est-elle en danger ? »  :
      « Ce qu'il y a dans votre discours, et sa permanence historique permet de bien le comprendre, c'est l'idée qu'il y a un ordre naturel et que nous sommes là pour conserver un ordre naturel.  Et bien entendu l'histoire de l'Humanité, l'histoire des être humains, l'histoire de la science, de la technologie, c'est de bouleverser cet ordre naturel au profit d'un ordre organisé par les êtres humains au fur et à mesure qu'ils s'en émancipent. »
      (ré)écouter sur France Inter, en se positionnant sur 1:47:45)
      A comparer avec ces mises en garde répétées de Comte :
      Nos perfectionnements artificiels ne peuvent jamais consister qu'à modifier sagement l'ordre naturel, qu'il faut avant tout respecter sans cesse. 
      Système  de politique positive, I, 285
      Ce n'est pas seulement pour modifier l'ordre universel que nous devons le connaître : nous l'étudions surtout afin de le subir dignement.
      Système  de politique positive, IV, 164
      principe universel de l'art humain : l'ordre artificiel consiste toujours à consolider et améliorer l'ordre naturel.
      Système  de politique positive, I, 244
      L'ordre vital, sous la direction de l'Humanité, modifiant graduellement l'ordre matériel qui le domine toujours.
      Système  de politique positive, III, 139
      Impropres à rien créer, nous ne savons que modifier à notre avantage un ordre essentiellement supérieur à notre influence.
      Système  de politique positive, I, 28
      Et aussi, tout particulièrement d'actualité, peut-être :
      L'ordre restera rétrograde, tant que le progrès restera anarchique
      Système  de politique positive, I, 73