lundi 3 février 2014

Théorie du genre, École d'État, morale d'État. Comte peut-il nous aider à y voir clair ?

Emmanuel Lazinier

La France s'agite et se divise en ce moment autour de la nébuleuse « théorie du genre » et des intentions attribuées, à tort ou à raison, à notre gouvernement de l'enseigner dans nos écoles d’État. La pensée de Comte pourrait-elle, par hasard, apporter quelque éclairage, voire quelque apaisement, à ces débats ?

Les fondements biologiques de la nature humaine et les différences homme-femme

Fondateur de la sociologie, Comte a toujours insisté sur le fait que cette science devait reposer sur le socle solide que constituent les sciences qui l'ont précédée, et tout spécialement sur la biologie, naissante à son époque. Sa théorie de la nature humaine postule donc que l'être humain est d'abord un homo biologicus avant d'être un homo socialis (et homo socialis avant d'être homo moralis, mais c'est une autre histoire). En ce sens on peut parfaitement dire qu'il est un précurseur de la sociobiologie -- discipline qui a soulevé beaucoup de polémiques il y a quelques dizaines d'années mais qui a fini par s'imposer tranquillement à la communauté scientifique.

Dans son Système de politique positive, Comte a proposé une remarquable introduction biologique à la sociologie dans laquelle il a élaboré une théorie du cerveau aussi prophétique qu'elle est ignorée. Il y postule la prééminence de l'affectivité dans l'économie cérébrale et l'existence d'instincts altruistes innés. Comte est donc un grand précurseur de la vision de la nature humaine qui se dégage depuis quelques dizaines d'années des sciences cognitives en général et des neurosciences en particulier -- vision que l'on peut trouver exposée dans une multitude d'ouvrages comme ceux de Steven Pinker (How the Mind Works/Comment fonctionne l'esprit, et surtout The Blank Slate: The Modern Denial of Human Nature/Comprendre la nature humaine...), d'Antonio Damasio, et de bien d'autres. Cette vision de la nature humaine s'oppose à celle qui est encore adoptée par la majorité de nos intellectuels, et qui voudrait que l'être humain soit une une ardoise vierge (a blank slate) -- autrement dit que nous soyons uniquement programmés par la société dans laquelle nous vivons et par l'éducation qu'elle nous donne.

Il est clair à mes yeux que la nébuleuse que l'on désigne sous le vocable théorie du genre s'inscrit parfaitement dans ce modern denial of human nature. Issue du féminisme radical anglo-saxon, cette idéologie voudrait que les différences homme-femme ne soient que le produit du conditionnement social - ce qui est dès aujourd'hui scientifiquement indéfendable : non seulement hommes et femmes sont biologiquement très différents, mais les conditionnements sociaux ne sont eux-mêmes pas totalement arbitraires, étant dans une très grande mesure des accommodements, plus ou moins satisfaisants, que les différentes cultures ont élaborés sur la base de ces différences biologiques.

Ces accommodements ne sont évidemment pas immuables et sont tout au contraire voués à évoluer à mesure que l'Humanité progresse. Comte a eu à se sujet une phrase tout à fait prophétique (en 1852 !) :
« La révolution féminine doit maintenant compléter la révolution prolétaire, comme celle-ci consolida la révolution bourgeoise, émanée d'abord de la révolution philosophique »
Catéchisme positiviste, préface
 Mais cette révolution féminine n'impliquait pas à ses yeux que les femmes renoncent à ce qui fait leur spécificité et même leur supériorité, puisque :
« Supérieures par l'amour, mieux disposées à toujours subordonner au sentiment l'intelligence et l'activité, les femmes constituent spontanément des êtres intermédiaires entre l'Humanité et les hommes. »
Système  de politique positive, II, 63
 En tous cas, vraies ou fausses, scientifiques ou pas, les théories sur le genre ne devraient pas, selon les enseignements de Comte, faire l'objet d'un endoctrinement d’État. Et ce en vertu d'une de ses plus importantes doctrines (sociologique celle-là): celle de la séparation du spirituel et du temporel.

La séparation du spirituel et du temporel. Pourquoi il ne devrait pas y avoir de morale d'État, ni même d’École d'État

A mes yeux cette doctrine est beaucoup plus satisfaisante que celle dont nous autres français nous gargarisons sous l'étiquette de laïcité. Ce terme de laïcité a le défaut d'être extraordinairement ambigu : d'un côté il peut signifier séparation du spirituel et du temporel ; mais d'un autre il est synonyme d'alternative séculière aux religions traditionnelles (voir des expressions comme « un saint laïque », qui veut dire simplement que le « saint » en question ne croyait pas en Dieu).

Pour Comte le pouvoir politique, ou pouvoir temporel ne doit s’immiscer en rien dans ce qui regarde les consciences : sa seule vocation est de préserver l'ordre, de prévenir/régler les conflits d'intérêts, d'organiser l'économie. De religion, de philosophie ou de morale il n'a pas à s'occuper.
Maintenir avec énergie l'ordre matériel, seconder sagement l'essor industriel, et respecter toujours le mouvement spirituel ; tel est le seul programme politique qui convienne à notre anarchie mentale et morale.
Système de politique positive, III, 602 
Conséquences pour Comte : non seulement l’État doit se séparer des Églises, mais il devrait aussi se séparer de l’École, de la science  et de la médecine !

Aux yeux de Comte, donc, l’État devrait renoncer à imposer quelque philosophie ou morale que ce soit, quand bien même elles feraient l'objet d'un consensus unanime (comme nos prétendues « valeurs républicaines »). Et notre actuel ministre de l’Éducation nationale, qui a quelque connaissance de Comte, a eu grand tort de reproduire dans son livre Une religion pour la République : la foi laïque de Ferdinand Buisson cette citation de mon amie Juliette Grange à propos de la religion de l’Humanité de Comte :
 « C'est une véritable religion laïque comme base d'une morale sociale qu'il s'agit d'imposer par l'instruction des masses". »
Comme je l'écrivais à Vincent Peillon (message du 17/11/2010 -- j'ai mis à jour les URLs) :
« Il y a là un mot qu'Auguste Comte n'aurait jamais prononcé, et vous le devinerez peut-être, conscient que vous êtes de son adhésion sans faille au principe de séparation du spirituel et du temporel.

Il s'agit bien évidemment du mot "imposer".

Pour Comte le verbe "instruire" n'est pas transitif mais réfléchi. Les masses doivent s'instruire ; on n'a pas à les instruire -- et surtout pas le pouvoir temporel dont Comte proclame "l'incompétence radicale [...] pour organiser l'éducation" (voir http://confucius.chez.com/clotilde/analects/libensei.xml).

Quant au pouvoir spirituel qu'il appelle de ses voeux, loin de devoir imposer quoi que ce soit, il devra se contenter d'élaborer et de proposer un enseignement très condensé "faisant dignement prévaloir l'esprit d'ensemble au nom du sentiment social", et ainsi  propre à "diriger, au lieu de remplacer, des efforts spontanés dont dépend toute véritable efficacité didactique" (voir http://confucius.chez.com/clotilde/analects/educatio.xml).

Loin d'être un apôtre de l'école (voir aussi http://confucius.chez.com/clotilde/analects/ecole.xml), Comte a plutôt été le précurseur du penseur qui fut le critique par excellence de la société de consommation et l'apôtre de la déscolarisation -- et que j'ai eu le bonheur de connaître : Ivan Illich. »
 (Comte était en effet partisan d'une « société sans école » -- nous y reviendrons)

Vers l'enseignement obligatoire d'une philosophie prométhéenne ?

C'est en tous cas ce qu'on pouvait se demander ce matin en écoutant la Sénatrice de l'Oise et porte parole du Parti Socialiste, Laurence Rossignol, s'adressant à  Ludovine de la Rochère, présidente de "La Manif pour Tous" à l'occasion d'un débat sur le thème « La famille est-elle en danger ? »  :
« Ce qu'il y a dans votre discours, et sa permanence historique permet de bien le comprendre, c'est l'idée qu'il y a un ordre naturel et que nous sommes là pour conserver un ordre naturel.  Et bien entendu l'histoire de l'Humanité, l'histoire des être humains, l'histoire de la science, de la technologie, c'est de bouleverser cet ordre naturel au profit d'un ordre organisé par les êtres humains au fur et à mesure qu'ils s'en émancipent. »
(ré)écouter sur France Inter, en se positionnant sur 1:47:45)
A comparer avec ces mises en garde répétées de Comte :
Nos perfectionnements artificiels ne peuvent jamais consister qu'à modifier sagement l'ordre naturel, qu'il faut avant tout respecter sans cesse. 
Système  de politique positive, I, 285
Ce n'est pas seulement pour modifier l'ordre universel que nous devons le connaître : nous l'étudions surtout afin de le subir dignement.
Système  de politique positive, IV, 164
principe universel de l'art humain : l'ordre artificiel consiste toujours à consolider et améliorer l'ordre naturel.
Système  de politique positive, I, 244
L'ordre vital, sous la direction de l'Humanité, modifiant graduellement l'ordre matériel qui le domine toujours.
Système  de politique positive, III, 139
Impropres à rien créer, nous ne savons que modifier à notre avantage un ordre essentiellement supérieur à notre influence.
Système  de politique positive, I, 28
Et aussi, tout particulièrement d'actualité, peut-être :
L'ordre restera rétrograde, tant que le progrès restera anarchique
Système  de politique positive, I, 73


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