samedi 26 septembre 2015

Cruel dilemme : citer Comte de travers, ou ne pas le citer du tout ?

Emmanuel Lazinier

On me signale un article au titre plutôt énigmatique : "Yann Moix, Auguste Comte et le système", paru dans Libération du 6 septembre 2015 sous la plume de Daniel Schneidermann.

Qu'y apprend-on ? Qu'un chroniqueur télévisuel, par ailleurs écrivain et cinéaste, Yann Moix, a été plaisanté pour avoir « parlé compliqué » -- et en particulier « cité » Auguste Comte -- dans le talkshow On n’est pas couché animé par le pétulant Laurent Ruquier.
«Vous avez compris tout ce qu’a dit Yann Moix ?» demande avec inquiétude Laurent Ruquier à Michel Houellebecq [l'un des invités de l'émission]. Mais oui ! Houellebecq a tout compris. Ouf. Ruquier ne l’avoue pas explicitement, mais on comprend que lui n’a pas tout compris à la tirade de son nouveau chroniqueur. Et on partage sa perplexité. Pour sa première participation à l’émission On n’est pas couché, l’écrivain cinéaste [...] a frappé fort. «Pour comprendre vos livres, lance-t-il à Houellebecq , il faut s’arracher à la notion de causalité. Puisque vous êtes positiviste, disciple d’Auguste Comte, est-ce qu’on n’est pas dans la phase où le fait de voir serait équivalent au fait de prévoir ? Le hasard est aboli, et finalement tout est devinable à l’avance parce que les lois ont remplacé les causes. Ce qu’on vous reproche, c’est d’avoir supprimé les causes de votre œuvre, et d’être un écrivain du comment. C’est ce qui est effrayant pour les journalistes. Car on vit dans un monde du religieux - le religieux est l’obsession de la cause première - et le génie de Michel est d’avoir évacué le pourquoi. Et, c’est là que ça fait peur. Il ne dit jamais pourquoi.»

Évidemment, le surlendemain, Ruquier se fait charrier par la bande des chroniqueurs rigolards de chez Anne-Sophie Lapix, sur France 5 : «Vous avez tout compris à ce qu’il a dit, Yann Moix ?» demande Anne-Elisabeth Lemoine. Rires du plateau. «A peu près», bafouille l’animateur. Mais Ruquier n’en veut nullement à son nouveau chroniqueur, de parler compliqué. «Je lui ai dit : "Reste toi-même. Reste avec tes défauts".» [...]

Mais voilà. [...] Moix fait des phrases longues. Il a cité, outre Comte, Levinas. Sur France 2, dans une émission grand public, avec rires et applaudissements ! Et pire : Moix ne semble pas disposé à se soigner.

On pourrait imaginer que s’incline et se taise toute la population métachroniqueuse multichaînes, qui pense que Comte est avant tout une rue parisienne. On pourrait imaginer que certains même se précipitent sur Wikipédia pour parfaire leur connaissance. Mais non. Le bavardage télé multichaînes est construit sur le mépris à l’égard de tout parler compliqué, de toute référence littéraire dépassant Harry Potter ou Trierweiler, et plus encore de toute allusion à un auteur mort [...]
Et Daniel Schneidermann de conclure :
Le match est engagé entre le provocateur inclassable Moix, et le système, la machine, la broyeuse, la moulinette, qu’on l’appelle comme on voudra, pour qui il est sacrilège de citer Comte, et qui ne va avoir de cesse de lui faire expier son crime.
Voilà donc le dénommé Moix et Auguste Comte rendus solidairement emblématiques d'une certaine haute culture que refuserait le « bavardage télé multichaîne » élevé à la qualité d'un système et même du système, par excellence !

Le plaidoyer serait peut-être convaincant si Yann Moix était un digne porte parole de la haute culture en général et d'Auguste Comte en particulier. Or il n'est, ce me semble, que le porte parole d'un autre bavardage, d'un autre système, à mes yeux plus pernicieux encore, celui de notre système éducatif en général et de la pseudo-culture « prof de philo » en particulier. Une pseudo-culture qui, loin de faciliter l'accès du plus grand nombre à la haute culture, aux grands penseurs, bouche en réalité quasiment tout accès à la haute culture et aux grands penseurs.

Yann MoixMa connaissance de Yann Moix se réduit, je l'avoue, à être tombé par hasard sur l'une de ses interventions dans le cadre de l'émission On n’est pas couché, et en avoir écouté quelques minutes. Mais ces quelques minutes m'ont suffi pour classer intuitivement le personnage dans la catégorie « prof de philo ». Son parler est en effet compliqué, ésotérique, intimidant même... Que ce soit voulu ou non, il tend à placer ses interlocuteurs en position d'infériorité, d'incapacité à répliquer...

Vérification faite, le personnage a bel et bien fait des études de philo !

J'ai eu naguère un jeune stagiaire qui sortait de quatre années d'études de philo à l'Université et qui tentait de se reconvertir en informaticien (ce qu'il a fait depuis avec succès). De ces quatre années perdues il se consolait en disant qu'il y avait au moins appris à détecter les discours creux ! Les bons élèves à la Yann Moix y apprennent, eux, l'art de les fabriquer.

Sa prétendue citation de Comte est un pur contresens. Sans le dire explicitement, il fait allusion à la loi des trois états, et on est en droit de supposer que lorsqu'il évoque « la phase où le fait de voir serait équivalent au fait de prévoir » il veut parler de l'état positif/scientifique.  Dans cette phase (1) le hasard serait aboli, (2) il faudrait  « s’arracher à la notion de causalité » et (3) tout serait « devinable à l’avance parce que les lois ont remplacé les causes » !

Est-il besoin de rappeler ici que le positivisme d'Auguste Comte est à la base une philosophie des sciences. Conséquence évidente : s'il y a divergence entre les résultats de la science et la philosophie positive, c'est à cette dernière de s'incliner, de s'ajuster... voire de disparaître s'il était avéré qu'elle a eu tort sur toute la ligne* !

Il est bien clair que les sciences qui se sont développée depuis Comte n'ont pas aboli le hasard, loin de là ! Elles n'ont pas non plus éliminé la « notion de causalité », même si elles lui attribuent une pertinence plus modeste (due en particulier au rôle important du hasard !) Et elles ne permettent évidemment pas de tout deviner à l'avance !

Si donc Auguste Comte avait enseigné ce que lui attribue Yann Moix, il aurait été gravement réfuté par la science moderne et sa philosophie serait à jeter aux oubliettes, ou à tout le moins à repenser profondément. Mais, le fait est qu'il n'a pensé ni que toute idée de causalité était à abandonner, ni que le hasard ne jouait aucun rôle, et encore moins que la science allait permettre de tout prévoir. Bien au contraire, il affirme que « même envers les moindres phénomènes la détermination scientifique ne saurait devenir complète » (Système de politique positive, I, 315), que le « principal caractère » de la réalité est « trop peu déterminé par la science" (ibid, 316), que la connaissance scientifique de l'homme, individuel et social « restera toujours inférieure à nos besoins réels » (ibid., 323)...!

Je ne résiste pas à l'envie de citer ici un passage remarquable sur lequel je suis tombé récemment qui nous montre un Comte bien éloigné de celui imaginé par Yann Moix et ses semblables (gras ajouté par moi) :
l'équilibre intellectuel consiste dans la subordination du subjectif à l'objectif. Dès lors, le perfectionnement spéculatif doit se réduire à soumettre de plus en plus le dedans au dehors.

Quelle que soit cette soumission, nos doctrines ne représentent jamais le monde extérieur avec une entière exactitude, que d'ailleurs nos besoins n'exigent pas. La vérité, pour chaque cas, social ou personnel, consiste dans le degré d'approximation que comporte alors une telle représentation. Car, la logique positive se réduit toujours à construire la plus simple hypothèse compatible avec l'ensemble des renseignements obtenus.

[...]

Entre cet empirisme et ce mysticisme, écueils permanents de la raison humaine, le véritable esprit positif institue aujourd'hui la voie normale, d'après une exacte appréciation de la nature et de la destination de nos saines théories. Subordonnant toujours l'imagination à l'observation, ce régime final développe néanmoins toute l'activité de notre intelligence, qui peut seule instituer un commerce où le dehors ne fournit que des matériaux. Autant éloigné de l'absolu quant à l'objet qu'envers le sujet, il réduit tous nos efforts théoriques à représenter assez l'ordre extérieur pour que notre sagesse pratique puisse l'améliorer systématiquement.

Dans cet état normal , la participation de la subjectivité deviendra certainement croissante, comme je l'ai ci-dessus indiqué. Car, il faudra bien que nos hypothèses, toujours émanées d'elle, se compliquent graduellement, afin de représenter suffisamment des observations de plus en plus complètes et précises, à mesure que nos besoins développeront notre activité réfléchie, à peine ébauchée aujourd'hui. La destination pratique de l'ensemble des vraies théories conduira même à rejeter souvent des faits inopportuns, dont l'appréciation vicieuse, ou seulement prématurée, entraverait nos constructions au nom d'une vaine exactitude, que l'application n'exigerait pas. Système de politique positive, III, pp. 22 et suiv.

Voir aussi Comte et le Déterminisme.
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* Tort sur toute la ligne ! C'est bien ce que beaucoup voudraient nous faire accroire à propos de Comte. Cela aurait le mérite de justifier le peu de cas qu'on fait de lui. Et on pourrait ainsi le discréditer en faisant l'économie de l'argument folie, qui est quand même un peu glauque... (Je note au passage que Yann Moix ne résiste pas à l'employer à l'occasion : voir « Le positivisme est particulièrement adapté à la folie, à la démence d’Auguste Comte » in « Mon triangle Brasilia-Berlin-Budapest », La Règle du jeu, 16 février 2012). Il faudrait se donner la peine de montrer en quoi au juste Comte s'est trompé, et c'est ce qu'on ne fait pas ! Qu'on se plaise à citer à l'envi sa fameuse erreur sur la constitution chimique à jamais inconnue des astres me paraît révélateur, non pas de la faillibilité de Comte, dont je n'ai jamais douté un seul instant, mais de la difficulté qu'on a à trouver d'autres erreurs dans une œuvre immense qui pourtant en contient fatalement plus d'une !

La loi des trois états, en tant qu'ossature de la philosophie positive, est évidemment la première chose à confronter à l'expérience pour confirmation/réfutation, correction, approfondissement... de la pensée de Comte. Et c'est ce qu'on s'est bien gardé de faire de manière sérieuse. En particulier, ce que Comte désigne par état métaphysique mérite clairement d'être approfondi et précisé, et peut l'être à mon sens de manière décisive à la lumière de l'évolution récente des deux dernières sciences de sa classification : sociologie et éthique naturaliste. Pour cette dernière science nous avons le privilège, me semble-t-il, de pouvoir observer directement un état métaphysique encore bien vivant -- la psychanalyse -- confronté d'un côté avec une vision théologique moribonde, et de l'autre avec une science de l'éthique encore naissante mais d'un très grand dynamisme...



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