lundi 14 avril 2014

Comte occulté (2) : son anticolonialisme


Emmanuel Lazinier

Vendredi dernier, Mona Ozouf présentait sur France Inter son dernier livre Jules Ferry, la liberté et la tradition (Gallimard). Titillée par  Patrick Cohen sur la politique coloniale menée par son héros, et sur ses célèbres affirmations quant à l'existence de « races inférieures » et de « races supérieures », elle s'est lancée dans une apologie qui surprend quelque peu :
[6:45] Il faut restituer le sens du mot inférieur et du mot supérieur. Inférieur et supérieur, dans l'esprit de Ferry, ça représente simplement des étapes dans l'évolution de l'humanité. L'humanité, pour lui comme pour presque tout les hommes du XIXe siècle processionne de l'ignorance au savoir, de la sauvagerie à la civilisation, en passant par l'étape de la barbarie qui est une étape intermédiaire. Donc la race inférieure n'est donc pas une race essentiellement inférieure...



Patrick Cohen lui rappelle que Ferry a quand même trouvé un opposant pour réfuter son discours : Clémenceau. Et notre grande historienne de répliquer :
[7:30] Après les drames de la colonisation après aussi tout ce que nous ont appris les ethnologues sur  l'égalité, l'égale dignité des cultures, nous prêtons une oreille beaucoup plus complice à Clémenceau qu'à Ferry, une oreille séduite..
A entendre Mona Ozouf "l'égale dignité des cultures" serait donc une notion tout à fait nouvelle, et le XIXe siècle, obsédé par une vision évolutionniste de l'histoire de l'Humanité, ne pouvait la concevoir.

Et pourtant un penseur dont à l'occasion Ferry s'est réclamé et qui n'était pas non plus étranger à Clémenceau, un penseur dont la vision de l'histoire de l'Humanité a été tout ce qu'il y a de plus évolutionniste, a bel et bien proclamé cette égale dignité des cultures, et condamné le colonialisme avec la dernière énergie : Auguste Comte ! Extraits caractéristiques :
 j'ose ici proclamer les voeux solennels que je forme, au nom des vrais positivistes, pour que les Arabes expulsent énergiquement les Français de l'Algérie, si ceux-ci ne savent pas la leur restituer dignement.
Catéchisme positiviste, 13e entretien
Il faut d'abord caractériser l'irrévocable avènement d'une politique pleinement pacifique par une digne restitution de l'Algérie aux Arabes. [...] L'accomplissement de cet acte de justice ne saurait d'ailleurs être aucunement entravé par des ménagements immérités envers une colonisation sans consistance, faible compensation de tant d'iniquités. Si les aventuriers sceptiques qui se trouveront ainsi livrés à la générosité musulmane avaient eu sérieusement l'intention de s'incorporer aux Arabes, ils auraient adopté l'islamisme, au lieu d'entretenir l'espoir, aussi stupide que coupable, de faire là prévaloir le catholicisme.
Système de politique positive, IV, 419-20.
Allez comprendre après cela que les Français aient pu baptiser une rue d'Alger boulevard Auguste Comte -- et que les Algériens aient tenu à la débaptiser après l’indépendance (elle est devenue boulevard  Nessira Nourredine) ! (Un village des Aurès, crée en 1912, aujourd'hui Baghaï, avait aussi reçu le nom d'Auguste Comte !)

Quant à la vision que Comte avait des races humaines, le passage suivant montre qu'il ne les classait pas en termes de supérieures ou inférieures, et envisageait calmement leur fusion finale :
La vraie théorie des races humaines, résulte, ma fille, de la conception de Blainville, qui représente ces différences comme des variétés dues au milieu, mais devenue fixes, même héréditairement [...]

En effet, il n'a pu se développer de différences essentielles et durables qu'envers la prépondérance relative des trois parties fondamentales de l'appareil cérébral, spéculative, active, et affective. Telles sont donc nos trois races nécessaires [blanche, jaune et noire], Dont chacune est supérieure aux deux autres, ou en intelligence ou en activité, ou en sentiment [...] Cette appréciation finale doit les détourner de tout dédain mutuel, et leur faire également comprendre l'efficacité de leur intime concours, pour achever de constituer le vrai Grand-Etre.

Quand nos travaux auront uniformément assaini la planète humaine, ces distinction organiques tendront à disparaître, en vertu même de leur source naturelle, et surtout par de dignes mariages.
Catéchisme positiviste
, 11e entretien
Depuis quelques années des historiens ont quant même commencé à s'intéresser à l'anticolonialisme et à l'antiracisme méconnus de Comte et de ses disciples. Voir le chapitre « L'Emprise du positivisme » (titre bien mal choisi à mon sens) que Stéphanie Couderc-Morandeau lui a consacré dans l'ouvrage Philosophie républicaine et colonialisme: Origines, contradictions et échecs (Paris, L'Harmattan, 2008) :

Voir aussi l'histoiren britannique Gregory Claeys, qui a étudié par le menu les campagnes anticolonialistes de disciples de Comte dans son livre Imperial Sceptics: British Critics of Empire, 1850-1920 (Cambridge, Cambridge University Press, 2010) :

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