Emmanuel Lazinier
Il fut un temps où je m'intéressais peu à la loi des trois états. La lecture de la
Politique positive m'avait certes convaincu du génie exceptionnel d'Auguste Comte. J'avais adhéré avec enthousiasme à son principe de séparation du spirituel et du temporel, à sa septième science de la morale, et même à sa religion. Mais sa loi des trois états me paraissait comme sortie d'un chapeau de prestidigitateur ; je voyais bien que pour lui elle avait été un remarquable outil
euristique, mais au fond je ne me demandais si ce n'était pas une sorte de lubie personnelle, une de ces illusions fécondes qui ont mené plus d'un homme de génie vers de très grandes découvertes.
(En écrivant ceci je ne puis m'empêcher de penser à l'un des innombrables détracteurs de Comte, dont je n'ai pas retenu le nom, qui voyait en Comte un Marx qui n'aurait pas réussi, et imaginait une sorte d'URSS positiviste où la loi des trois états aurait remplacé le matérialisme dialectique en tant que dogme inculqué de force dès le plus jeune âge et de récitation obligatoire en toute circonstance !)
Assez vite, cependant, je me suis rendu compte que le philosophe positif nous avait laissé une magnifique pierre de touche pour tester la validité de sa loi des trois états : sa septième science de la morale (vous savez, celle qui n'existe pas pour son biographe Henri Gouhier, pour Roger Pol Droit et tant d'autres...). En bonne théorie comtienne, elle devait passer elle aussi par le deuxième état... et c'est bien ce qu'elle a fait ! Car qu'est-ce que le freudisme, sinon l'état post-théologique et pré-scientifique de la morale ?
Reste que dans cette affaire deux choses sont troublantes :
- Comte, apparemment, n'a pas pensé à cette confirmation de sa loi des trois états.
- Et lui-même a gaillardement sauté en la matière du premier au troisième état, démontrant par là que la loi ne fonctionnait pas pour lui !
Et puis, il faut bien remarquer que, si je ne me trompe, il s'est peu attardé à définir le deuxième état. Évidemment, comme les états qui l'entourent, le théologique et le scientifique, sont eux faciles à caractériser, on peut considérer que l'état métaphysique se trouve
ipso facto défini par sa position intermédiaire entre eux. Mais c'est quand même un peu court, et, pour aggraver la chose, le terme
métaphysique choisi par Comte pour nommer cet état a toute une histoire qui le rend passablement ambigu. Il aurait mieux valu que Comte, si doué pour lancer des néologismes, en eût créé un de plus à la place...
J'ai donc vite été choqué que, l’Humanité ayant vécu depuis la mort de Comte deux phases "métaphysiques" de première grandeur : le marxisme pour la sixième science et le freudisme pour la septième, on n'en ait pas jusqu'ici profité le moins de monde pour mieux explorer le concept. C'était à se demander si le concept lui-même n'était pas
métaphysique !
Troublant aussi, le fait que la métaphysique à la Comte ressemble fort à ce que d'autres désignent sous le terme d'
idéologie, au demeurant guère mieux défini. Bref il devenait de plus en plus clair à mes yeux que le concept d'état métaphysique lui-même avait à effectuer une mutation vers l'état scientifique !
Une chose m'est rapidement apparue évidente : c'est que cet état métaphysique avait beaucoup à voir avec le
langage. Que c'était en quelque sorte un stade de prise du pouvoir par les mots. Que Comte aurait mieux fait de le baptiser état
sémantique ou état
verbal, ou quelque chose du même genre. Parmi les innombrables illustrations de cet état
sémantique qu'on peut évoquer, le cas du mot
inconscient, si cher aux prétendus psychanalystes, me paraissait particulièrement emblématique : partant de l'adjectif
inconscient, parfaitement "positif" en ce sens que, tout comme son contraire
conscient, il caractérise de manière non-ambiguë, scientifiquement testable certains phénomènes cérébraux, on passe à un substantif,
l'inconscient, qui nous transporte (subrepticement, inconsciemment !) du domaine de la science dans celui de la
croyance !
D'intéressantes avancées des neurosciences...
Phénomène assez banal mais qui, à ma connaissance, n'a guère été théorisé jusqu'ici. J'avais noté les pas faits dans cette direction par les chercheurs américains en linguistique et neurosciences George Lakoff et Mark Johnson dans leur livre
Philosophy in the Flesh. The Embodied Mind and its Challenge to Western Thought (1999 -- voir aussi sur le site Edge une intéressante
interview de George Lakoff également intitulée
Philosophy in the Flesh).
En 2011 le chercheur russo-américain Leonid Perlovsky, lors d'une conférence à la Cité des sciences (malheureusement plus en ligne), m'avait particulièrement intéressé en envisageant que notre cognition puisse résulter de l'interaction
de deux systèmes hiérarchiques distincts : l'un, le système cognitif
proprement dit, faisant appel à des processus flous et synthétiques,
l'autre, basé sur le langage, à des processus précis et
analytiques.
Mais voilà qu'en ce début d'année 2017 le cours de Psychologie cognitive expérimentale de Stanislas Dehaene au Collège de France,
Parole, musique, mathématiques : les langages du cerveau, m'a particulièrement fait avancer. Après nous avoir appris dans deux leçons précédentes que langage et musique faisaient appel à des réseaux neuronaux distincts, il nous a montré, en deux leçons remarquables, intitulées respectivement
"Langage et mathématiques : des réseaux dissociables" et
"Un langage mathématique sans mots pour le dire" que la même séparation existait entre langage et mathématiques.
Il devenait donc de plus en plus clair à mes yeux que le langage est, au sein de notre cerveau, quelque chose d
'à part, à laquelle notre cognition ne se résume absolument pas, qui n'y contribue que de manière indirecte, en nous permettant d'associer des mots et des phrases à ce qui émerge dans notre conscience, et par là d'une part de pouvoir le retrouver plus facilement et d'autre part de pouvoir le communiquer à nos frères humains. Et qui par ailleurs nous sert largement à tromper autrui... et à nous égarer nous-mêmes !
Et voilà qu'un sinologue-philosophe que je connais depuis peu vient puissamment à la rescousse de ce point de vue !
... et d'un philosophe
Il s'agit de Jean-François Billeter, qui m'a intéressé au
départ pour ses travaux sur la Chine (et une certaine
polémique avec François Jullien !), et de plus en plus pour ses
théories, inspirées initialement de Zhuangzi (alias Tchouang Tseu), sur le fonctionnement
profond du cerveau humain -- théories qu'étonnamment il élabore sans
référence aux neurosciences ! Il se trouve que sa pensée
s'oriente de plus en plus vers l'étude des relations entre le
langage et le reste du cerveau (qu'il baptise volontiers
corps
tout en admettant que le langage fait lui-aussi partie du
corps). Et il a le mérite à mes yeux d'insister sur les
dangers
d'une prise de pouvoir par le langage.
Un extrait caractéristique d'
Esquisses
, un de ses derniers petits livres (dont je découvre que
va paraître incessamment une 2e édition)
ESQUISSE n° 27. A dire, opposons parler --
pris non dans le sens de parler aux autres ou avec les autres,
mais dans celui de parler sans rien dire, ou sans parvenir à
dire, ou pour se dispenser de dire, ou pour empêcher les autres
de le faire.
Ce parler-là est une tentation que je rencontre chaque jour
dans ce travail. A presque chaque pas, je commets l'erreur de
commencer par parler, c'est-à-dire par mettre le langage en
branle pour qu'il produise un discours. Au lieu de laisser la
pensée aboutir au langage, je compte sur le langage pour penser
à ma place -- puis je m'aperçois que je m'égare et ne puis faire
l'économie de la pensée. Ce phénomène se reproduit si
régulièrement que je me demande s'il n'est pas nécessaire à ma
progression.
Pendant que je parle, à moi-même ou aux autres, mon
activité est centrée sur le langage. Au lieu de se former dans
l'activité du corps, ma pensée ne fait qu'accompagner le
langage et l'entourer d'une sorte de halo signifiant. La sphère
du langage est éclairée, celle du corps reste dans
l'obscurité. Tant que je suis occupé à discourir, j'ignore
l'activité du corps ou la tiens à distance pour qu'elle
ne vienne pas me perturber ou me trahir. Il arrive qu'elle le
fasse tout de même et que dans mon discours convenu se
produisent des moments de vérité inattendus, sous la forme d'un
lapsus ou d'un aveu soudain.
Quand je parle, j'imagine les choses et le monde telles
que le langage me les présente. Je les imagine à peu près. Je
fais confiance au langage. Je serais moins confiant si je
l'examinais de près. Je prendrais conscience de ce que notait
Lichtenberg : "A chaque degré de connaissance ont cours des
propositions dont on ne voit pas qu'elles sont suspendues
au-dessus de l'inconnaissable, sans autre appui que la seule
croyance."
Ce que je trouve prodigieusement intéressant dans cet
extrait, c'est qu'il illustre bien que l'état "sémantique"
fonctionne d'abord au niveau de l'individu, et que tout en étant à
combattre (au niveau individuel comme au niveau global) il est
peut-être nécessaire à la progression (de l'individu, mais aussi, ajouterai-je, de l'espèce) !
Il y a peu je suis tombé sur un livre écrit par un autiste asperger du nom de
Daniel Tammet, connu pour ses prouesses mathématiques et linguistiques (au Musée de l'histoire des sciences d'Oxford, il a récité les 22 514 premières décimales de Pi ; pour un film documentaire il a appris la langue islandaise en une quinzaine de jours !) :
Embracing the Wide Sky. A Tour Across The Horizons of the Mind.
(2009 - traduit en français sous le titre
Embrasser le ciel immense : Le cerveau des génies).
J'ai trouvé l'auteur un peu décevant en tant que vulgarisateur des
neurosciences (il dit quelque part que le cerveau ne saurait être
comparé avec l'ordinateur et en donne comme preuve l'impossibilité
pour ce dernier de battre un champion du jeu de go. Pas de chance
!). Mais j'ai été frappé par la méthode de mémorisation qu'il
propose (p 97) et qu'il appelle
hierarchical
chunking (le
chunk étant l'unité de mémorisation en mémoire à court
terme, évaluée à 5 plus ou moins deux éléments, le hierarchical
chunking consiste à construire un chunk de chunks et ainsi de
suite). Il en donne l'exemple suivant :
a story of seven chapters,
each consisting of seven sections, each made up of seven verses,
each of which comprises seven paragraphs, each of them made up of
seven sentences of seven words, each containing seven letters.
Je n'ai pas pu ne pas rapprocher de cela la manière dont Comte a
composé son dernier traité, la
Synthèse subjective : sept
chapitres plus une introduction et une conclusion ; chaque chapitre
se décomposant en trois parties de chacune sept sections ; chaque
section devant comporter sept alinéas de chacun cinq ou sept phrases
; les lettres initiales de chaque phrase d'un alinéa, et celles de
chaque alinéa d'une section devant former un mot français, anglais,
allemand, espagnol ou latin ! (Voir ses explications
dans
la Synthèse subjective.)
De là à imaginer que Comte, sans être autiste me semble-t-il, était peut-être atteint du syndrome du savant, mon esprit n'a fait qu'un tour...
Mais il y a plus intéressant, peut-être. Daniel Tammet propose une intéressante théorie sur l'origine du syndrome du savant. Après avoir cité le philosophe Peter Slezak :
We're all savants in an interesting way [...] understanding language [...] there's an extraordinary level of mathematical complexity in the ability to do that which we don't actually fully understand [...] we've evolved to do this automatically, instinctively, intuitively without effort . That's the sort of things that savants do but that's just a different domain [...]
il enchaîne :
I agree with Slezak. In fact, my own theory for savant numerical abilities draws on this very analogy between the mathemathical complexity of language and savant calculations. In order to describe this theory, I need first to explain a little about how brains function. In most people, the major cognitive tasks -- such as understanding language, figuring numbers, analysing sensory perceptions and so on -- are highly specialized and performed separately in different regions of the brain.This specialisation of different mental activities is effected by a process known as 'inhibition", which prevents one area of the brain from interfering with the activity of another.
Various scientists have speculated on the possibility that a range of neurological conditions, from autism to schizophrenia might be related to reduced levels of inhibition in the brain, causing abnormal cross-communication between usually separate brain regions [...] Reduced levels of inhibition in the brain might also play a role in savant abilities [...]
I believe taht abnormal communication between normally distinct areas of the brain is the starting point for an explanation of savant numerical abilities such as mine. It is very likely that my own brain works in this way [...]
My hypothesis is that my numerical abilities are the result of abnormal cross-communication between the number and language regions of my brain.
pp. 186-188
La théorie de Tammet est donc que chez lui la puissance computationnelle du langage est mise au service des mathématiques. Mais on peut imaginer que cette hyper-connectivité entre langage et autres zones du cerveau pourrait entraîner aussi pour le langage une difficulté à fonctionner de manière "autarcique". Autrement dit un individu affecté par le syndrome du savant ne pourrait pas ou difficilement fonctionner dans le mode qu'Auguste Comte appelle
métaphysique et que je préfère appeler
sémantique.
Nous aurions là une explication du fait troublant que Comte ait pu violer sa propre loi des trois état en passant si allègrement dans l'état scientifique en ce qui concerne sa septième science -- et en n'y voyant rien de troublant !
Et si certains cerveaux de lecteurs avaient naturellement plus d'affinités avec Comte ?
J'en tire une hypothèse encore plus osée, peut-être : certains cerveaux n'auraient-ils pas une affinité innée avec Auguste Comte du simple fait que comme lui ils auraient de la peine à fonctionner en mode sémantique ?
Je pense évidemment à ma propre expérience de jeune lecteur qui s'est trouvé d'emblée très à l'aise avec Comte, au point de se sentir véritablement
reposé après chaque lecture ! (Je suppose que c'est une expérience analogue qui a suscité l'étonnante déclaration d'Alain "Nul n'apaise mieux que Comte").
Je suis bien obligé de constater que cette réaction "apaisée" à la lecture de Comte est loin d'être le lot commun. Tant de lecteurs, au contraire, ont trouvé Comte illisible, voire insupportable -- à commencer par Taine, si l'anecdote est vraie qui veut qu'il ait écrit sur un volume conservé à la Bibliothèque nationale "C'est incompréhensible, je renonce à aller plus loin"...
Or il se trouve que j'ai une relation à la lecture un peu particulière. Lorsque je reprends en main un volume que je sais avoir lu, et dont je pense avoir assimilé le contenu -- par exemple un volume de la
Politique positive -- je n'éprouve pas d'impression de
déjà vu ! Bien sûr il m'arrive d'avoir retenu certains passages, mais dans l'ensemble tout se passe comme si j'avais "sorti de ma tête" le niveau textuel du livre pour ne conserver que le niveau profond, non verbal que l'auteur aurait su me communiquer ! Je pense qu'il n'y a rien d'extravagant à imaginer que sur ce point mon cerveau soit un peu particulier et que je fasse partie, comme mon philosophe favori, d'une frange de la population humaine qui serait naturellement immunisée contre le fonctionnement en mode métaphysique/sémantique...