jeudi 30 août 2018

Quand le pouvoir spirituel scolaire nous mystifie : (1) la religion de l'orthographe

Emmanuel Lazinier

Sacrée orthographe !

En un temps où tant de graves menaces, écologiques, économiques, sociales, politiques, etc.,  pèsent sur notre pauvre Humanité, il peut sembler qu'il y a plus urgent à traiter philosophiquement qu'une question aussi marginale que l'orthographe.

Voire. L'orthographe -- aberration française transmise à la langue anglaise consistant à écrire une langue à l'aide d'un alphabet tout en foulant aux pieds la finalité naturelle des alphabets qui est de transcrire phonémiquement les langues -- l'orthographe, dis-je, est en elle-même assez étrange pour qu'on ait envie d'en comprendre l'origine. Et ses conséquences néfastes sur les plans social, culturel, économique... méritent bien certainement d'être dénoncées.

Mais il y a plus intéressant, plus urgent peut-être à aborder frontalement que le phénomène orthographique stricto sensu. Il est indispensable de bien voir ce qui le maintient en vie en dépit de son absurdité et de sa nocivité : sa sacralisation ! Le fait que toute remise en cause de l'orthographe, si mineure soit-elle et quelle que soit la qualification des personnes qui la proposeraient, est sûre de se heurter à un tabou véritablement religieux. Ne pas croire aux vertus de l'orthographe, en ce début du XXIe siècle, est à peu près aussi socialement inacceptable, aussi inavouable qu'a pu être l'athéisme sous l'Ancien Régime ! Et il importe à mon sens de bien voir ce phénomène pour ce qu'il est : l'influence (néfaste en l’occurrence) sur nos sociétés d'un véritable pouvoir spirituel : notre SSU (système scolaire/universitaire).

Mais commençons par nous pencher sur les origines peu glorieuses de l'orthographe.

Vous avez dit six voyelles ?

 Qu'on me permette de commencer par une petite anecdote. Il y a une quinzaine d'années, un journal gratuit publiait la petite perle suivante (j'en ai malheureusement perdu la référence précise) :

Je me suis empressé de communiquer cet article à mes collègues de travail (tous brillants produits du système éducatif supérieur français) en les priant de chercher l'erreur. Aucun n'y a vu à redire ! Et toi, cher lecteur ?

La grosse bévue est que la langue française compte en réalité beaucoup plus de voyelles que la polonaise : loin d'en avoir trois de moins, elle en a six de plus ! Eh oui, le français a bel et bien seize voyelles !
  1. [ a ] de patte
  2. [ œ ] de oeuf
  3. [ ɑ ] de pâte
  4. [ ø ] de feu
  5. [ ɑ̃ ] de pente
  6. [ o ] de côte
  7. [ ə ] de petit, je
  8. [ o ] de cotte
  9. [ e ] de pré
  10. [ ɔ̃ ] de conte
  11. [ ɛ ] de prêt
  12. [ i ] de nid
  13. [ ɛ̃ ] de brin
  14. [ y ] de nu
  15. [ œ̃ ] de brun
  16. [ u ] de nous

Comment se peut-il que tant de français aient pu subir pendant de longues, longues années un enseignement scolaire, voire universitaire, du français sans avoir appris ce fait élémentaire ?

Ne serait-ce pas parce qu'il mène tout droit à comprendre les origines honteuses de l'orthographe ?

L'orthographe, écriture immature d'un créole ?

Pourquoi l'orthographe tient-elle absolument à nous faire voir au-travers des mots français les mots latins dont ils sont issus ? La réponse est simple : parce que le français est un créole.

Rappelons que les créoles sont des langues fabriquées par des populations dominées soumises à la nécessiter de communiquer avec leurs dominateurs sans avoir les moyens d'apprendre réellement leur langue. Dans un premier temps ces populations se contentent d'emprunter à leurs dominateurs un vocabulaire de première nécessité (déformé par le passage du système phonologique des dominants à celui des dominés) pour en faire une pseudo-langue sans syntaxe : un pidgin. Dans un deuxième temps, leurs enfants (car les enfants humains ont cette capacité -- largement méconnue !) vont en faire une langue véritable, dotée de règles syntaxiques : un créole.

Or il existe une tendance naturelle des créoles à leur début à faire ressortir les liens qui les lient à leur langue mère en adoptant un système d'écriture qui les met en évidence, et ce éventuellement au détriment d'une bonne transcription phonémique. Mais, en général, lorsqu'un créole a acquis le statut de langue à part entière, cet hommage à la langue mère n'est plus ressenti comme nécessaire et l'on passe à une écriture phonémique. 

Alors pourquoi n'en a-il pas été de même pour le français ?

On peut certes imaginer toutes sortes d'hypothèses flatteuses du genre : les Français ont un tel sens de la continuité qu'ils ont tenu à conserver une écriture qui matérialise la filiation de leur langue au latin... Mais j'ai peur que la vérité ne soit bien plus prosaïque :
les Français, confrontés au problème de devoir écrire leur langue, n'ont pas eu l'intelligence de choisir entre les trois seules solutions raisonnables :
  1. créer un alphabet de toutes pièces
  2. réutiliser un alphabet existant en y ajoutant des lettres (ou des diacritiques) pour les phonèmes manquants
  3. réutiliser un alphabet existant en réaffectant les lettres inutiles aux phonèmes manquants
La méthode numéro 2 est celle, je suppose, choisie par Atatürk pour faire passer le turc à l'écriture latine. La numéro 3 est celle choisie par les Grecs (à peu de choses près), et plus près de nous par les Chinois pour leur système pinyin de transcription du mandarin en caractères latins. C'est cette dernière méthode que j'aurais tendance à proposer pour mettre fin à notre exception/régression gauloise.

L'absurdité du y, ou l'irrationnelle translittération des mots grecs

Pourquoi le caractère y -- ajouté par les latins à leur alphabet pour représenter le phonème [y] dans les mots d'origine grecque -- en est-il venu à devenir en français un doublet parfaitement inutile du caractère i ? Et pourquoi les mots d'origine grecque comportent-t-ils des th ph ch prononcés respectivement [t] [f] et [k] ?

La réponse est simple autant que consternante : nous suivons pour l'écriture de ces mots la translittération latine du grec ancien et nous les prononçons grosso modo à la manière du grec moderne !

Lettre grecque Translittération latine et française Prononciation
Grec ancien Grec moderne Français
υ y [y] [i] [i]
θ th [] [θ] [t]
φ/ϕ ph [] [f] [f]
χ ch [] [x], [ç] [k]
(Source Wikipedia)

Comment un tel cafouillis a-t-il été possible ? Tout simplement parce que l'Occident du Moyen-âge a complétement perdu l'usage du grec jusqu'à la Renaissance où, suite à la conquête de Constantinople par les Turcs (1453), il a accueilli nombre de lettrés grecs qui le lui ont réappris. Mais ces immigrants parlaient le grec moderne et lisaient le grec ancien à la moderne. Nos érudits de l'époque les ont imités, et se sont mis à incorporer dans leur langue quantité de mots grecs qu'ils prononçaient à la moderne tout en les écrivant selon les règles de translittération du grec adoptées dans l'Antiquité par les latins -- règles qui transcrivaient assez rigoureusement dans l'alphabet latin... la prononciation du grec ancien !

Quand un grand scientifique "se mouille" pour l'orthographe

http://www.odilejacob.fr/catalogue/sciences/neurosciences/neurones-de-la-lecture_9782738119742.phpJe voudrais maintenant évoquer une récente défense de l'orthographe qui m'a tout particulièrement interpellé, parce qu'elle émane d'un scientifique du plus haut rang et que je respecte profondément : Stanislas Dehaene, en son livre Les Neurones de la lecture.

Pour ceux qui ne le connaîtraient pas encore, je rappellerai que Stanislas Dehaene est un chercheur en neurosciences de stature mondiale, titulaire de la chaire de Psychologie cognitive expérimentale du Collège de France, dont je ne saurais trop recommander de suivre les cours passionnants (in situ ou sur le site du Collège).



SD commence par noter très honnêtement que l'écriture quasi-phonémique de l'italien constitue un « avantage considérable » sur notre orthographe  (il parlera plus loin d'« années de souffrance pour nos enfants »). Mais c'est pour s'empresser d'ajouter qu'on ne saurait « créer de toutes pièces une ortograf nouvel ke mém in enfan de trwa zan soré lir » !

Et pourquoi donc ne le pourrait-on pas ?

Eh bien, selon SD, parce que « l'orthographe irrégulière du français s'explique [..] par la structure même de notre langage... et de notre cerveau ». Excusez du peu !

Concernant « la structure même de notre langage », il note fort justement que « notre langue comprend plus de phonèmes que l'italien ».
Nos voyelles en particulier sont très nombreuses [...] Si l'on souhaitait dénoter chacun de ces sons par un signe particulier, il faudrait inventer de nouvelles lettres, bien au-delà des 26 signes de l'alphabet.

Inventer de nouvelles lettres ? Mais c'est ce que nous avons déjà fait ! Et sans aucune mesure ! Aux 26 lettres de l'alphabet latin, est-ce que nous nous n'ajoutons pas les lettres accentuées à â ä é è ê ë î ï ô ö ù û ü et même ÿ, ainsi que le ç ! Soit 16 autres lettres ! Nous utilisons donc en réalité 42 signes différents, soit 6 de plus que le nombre total de phonèmes du français !

Et, comme si cela ne suffisait pas, nous avons ajouté
  • des digrammes comme eu ou an in on un ai ei ch gn ph th rh oi, et toutes les consonnes doublées, 
  • des trigrammes comme ain aim ein oin ill, eau oeu,
  • ... 
Bref le nombre de graphèmes que nous utilisons irait, selon les auteurs,  jusqu'à 130, voire plus ! Tout cela pour représenter 36 phonèmes ! (Je renvoie les curieux aux gigantesques tableaux de Correspondances entre phonèmes et graphèmes compilés par une courageuse enseignante).

Mais nous verrons plus loin qu'il n'est pas vraiment nécessaire d'aller au-delà des 26 signes fatidiques (sous réserve de relâcher un peu la rigueur de transcription phonémique) .

Il me semble évident que toute langue parlée peut être écrite selon un code strictement phonémique. Mais SD entend démontrer le contraire en faisant un détour, non par l'Espagne ou l'Italie, on s'en doute bien, mais par la Chine ! Et de produire un texte compréhensible visuellement mais  incompréhensible oralement -- qui n'est évidemment pas du chinois tel qu'on le parle, mais, j'imagine, une fabrication ad hoc d'un adversaire chinois de l'abandon des sinogrammes. SD n'ignore pourtant pas, j'espère, que la Chine continentale a été à deux doigts de passer à l'écriture (phonémique) pinyin, et que les Vietnamiens et les Coréens ont pu, quant à eux, abandonner les sinogrammes pour passer à des écritures phonémiques. Voir à ce propos l'excellent site pinyin.info qui  répertorie la vaste littérature de langue anglaise sur la question. (Sans doute SD a-t-il été induit en erreur par le fait qu'il a bel et bien existé une langue chinoise officielle purement écrite, le 文言 wényán, abandonnée au début du XXe siècle au profit du chinois vernaculaire.)

Ce détour par la Chine ne fait que rendre évidente la nécessité que SD a eue de sauter hardiment par-dessus les trois langues adjacentes à la nôtre dont l'écriture est à des détails près strictement phonémique -- fait particulièrement troublant pour les deux d'entre elles qui ont avec le français une étroite parenté. (On ne peut s'empêcher de penser au mot de Pascal  « Vérité en deçà des Pyrénées... » !)

Et le plus troublant c'est qu'en l’occurrence la frontière ne se situerait pas sur les Pyrénées mais quelque part à l'intérieur de notre propre territoire national ! Il existe en effet (ou plutôt il a existé, puisque nos dialectes locaux sont proches de l'extinction) un continuum linguistique entre le castillan et notre langue d'oil devenue le français -- continuum qui, à suivre SD, cacherait quelque part une ligne de rupture à partir de laquelle l'écriture phonémique deviendrait impossible !

Bien au contraire, si nous parcourons mentalement ce continuum linguistique en nous intéressant au  phénomène de passage progressif de 5 voyelles en castillan à 16 en français, nous comprenons aisément qu'il n'existe aucune ligne de rupture obligeant à abandonner le principe d'une écriture phonémique, mais seulement une nécessité croissante, si nous souhaitons conserver les caractères latins, de les réassigner à de nouveaux phonèmes. Les Grecs, lorsqu'ils se sont appropriés les caractères phéniciens, n'ont pas agi autrement. Nos ancêtres n'ont pas su s'en inspirer, mais qu'est-ce qui nous empêcherait de le faire aujourd'hui ?

Un piyin à la française est-il possible ?

Et pourquoi ne nous inspirerions-nous pas de la manière dont les Chinois ont conçu leur transcription officielle du chinois en caractères romains, le pinyin ?

Comment le pinyin nous montre la voie

Le pinyin, qui est basé sur de précédentes « romanisations » à l'usage des anglophones, a en effet la particularité de s'en être écarté en réassignant les caractères latins dont la prononciation (anglaise) n'a pas d'équivalent en chinois aux phonèmes chinois qui n'existent pas en anglais.

Ainsi, comme le chinois n'a pas les consonnes voisées [b] [d] [g], les caractères b d g ont été réassignés pour représenter les consonnes non aspirées [p] [t] [k]. Quant aux caractères p t k (qui se prononcent en anglais avec une légère aspiration) ils ont été assignées pour représenter les consonnes chinoises très aspirées [pʰ] [tʰ] [kʰ]

IPA[p][pʰ][t][tʰ][k][kʰ]
pinyinbpdtgk
(Source Wikipedia)

De même les caractères j et q ont été réassignés pour représenter un couple de consonnes non aspirée/aspirée propres au chinois : [tɕ] [tɕʰ]. Etc.

C'est ainsi que Beijing ne se prononce pas bei(d)jin'g mais quelque chose comme peityyin'g...

Ce que pourrait être un pinyin français

En s'inspirant du pinyin, une écriture phonémique du français n'utilisant que les 26 lettres de l’alphabet latin pourrait être :
 
[f] f [i] i
[v] v [u] u
[s] s [y] y
[z] z [a] a
[ʃ] c [ɑ] a
[ʒ] j [ã] x
[l] l [o] o
[r] r [ɔ] o
[p] p [ɔ̃] w
[b] b [e] e
[m] m [ε] e
[t] t [ɛ̃] h
[d] d [ø] q
[n] n [œ] q
[k] k [œ̃] h
[g] g [ə] q
[ɲ] nn

[ j ] i

[w] u

[ɥ] y


où les consonnes sont représentées par 16 caractères et un digramme et les voyelles/semi voyelles par 10 caractères.

Les principes suivis :
  1. réassigner les caractères faisant double emploi (c q x w) ou ne correspondant à aucun phonème (h) pour représenter [ʃ] [ø] et les voyelles nasales
  2. représenter les semi-voyelles par les voyelles correspondantes
  3. ignorer les « variantes » des voyelles [a] [o] [e] [ø] (respectivement représentées par a o e q)
  4. confondre les voyelles nasales proches [ɛ̃] et[œ̃] (représentées par h)
  5. représenter [ɲ] par le digramme nn

Comment on pourrait le promouvoir

Abolir l'orthographe d'un trait de plume serait sans doute une mesure trop violente que seul un régime politique très autoritaire pourrait se permettre... Il serait sans doute plus raisonnable de « légaliser » le pinyin français sans pour autant mettre l'orthographe hors la loi, faisant ainsi coexister pacifiquement les deux systèmes jusqu'à ce que « le meilleur gagne ».

En bref : ce qu'apporterait la sortie de l'orthographe

Nous émanciper de l'orthographe
  • mettrait fin aux discriminations sociales/culturelles qu'elle rend possibles (et qui sont la raison cachée de sa conservation),
  • libérerait la jeunesse (et les enseignants) d'une lourde charge d'apprentissage à laquelle pourraient être substitués des apprentissages plus utiles
  • diminuerait le nombre de caractères de nos écrits, et par là
    • réduirait considérablement le nombre de pages des livres, courriers..., et le « poids » en mémoire informatique des textes numériques
    • permettrait d'afficher plus de texte dans un espace donné sur les écrans informatiques...
  • ralentirait (arrêterait ?) le déclin du français dans le monde en en faisant une langue nettement plus facile à apprendre.
  • mettrait fin, je me plais à l'imaginer, à la sacralisation du l'écrit au détriment de l'oral qui caractérise le culte du français tel que promulgué par le SSU. Et par là pourrait nous amener en douceur  à une seconde réforme qui me paraît tout aussi nécessaire : l'abandon officiel, comme cela a été fait par les Anglophones et les Chinois pour leurs idiomes respectifs, du français littéraire (le prétendu « bon français ») au profit du français « tel qu'on le parle ».
  • ...

2 commentaires:

  1. André Martinet avait proposé l'alfonic, une écriture simplifiée et phonétique pour l'apprentissage de la lecture et l'écriture : les enfants apprennent vite à lire et à produire des textes sans avoir le sentiment d'échouer, c'est rapidement gratifiant. Une fois la mécanique de lecture et d'écriture acquis, on passe au français écrit "officiel". Il semble que les enfants s'amusent ensuite alors des règles bizarres d'orthographe et les retiennent mieux, n'ayant pas fait l'expérience de l'échec avant.... Je ne comprends pas pourquoi ce système n'est pas généralisé: les deux façons d'écrire pourraient cohabiter à l'école... et amener une réflexion sur la pertinence et l'utilité de l'orthographe actuelle!

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    1. Merci pour cette information sur un projet que, à ma grande honte, j'ignorais. Je me suis rendu sur le site https://alfonic.org/ : j'y découvre que l'alfonic propose 37 signes alors que mon pinyin français n'en demande que 27... Il serait intéressant qu'un dialogue s'instaure entre nous, et j'ai contacté le Cercle alfonic en ce sens. Affaire à suivre, donc.

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