Quel bonheur de pouvoir ouvrir une nouvelle rubrique où je ne vais plus me lamenter de l'ingratitude envers Comte (pour reprendre l'expression d'Alain), mais au contraire me féliciter de ce que Comte est (re)découvert ! (Et je suis assez optimiste pour être persuadé que cette rubrique ne va pas tarder à s'enrichir considérablement, contrairement à la rubrique "Comte occulté" dont je suis sûr qu'elle est vouée à un assèchement rapide !)
Richard Congreve (1818-1899) |
d'Auguste Comte, l'anglais Richard Congreve. Ce texte, intitulé The West, a été publié en 1866 et constitue le premier chapitre d'un ouvrage collectif écrit par les positivistes anglais sous le titre International Policy: Essays on the Foreign Relations of England.
L'auteur de cette traduction (à laquelle j'ai eu l'honneur de collaborer) est Tonatiuh Useche Sandoval, jeune chercheur colombien qui a brillamment soutenu, le 13 décembre dernier devant l'université Paris I, une thèse de doctorat en philosophie intitulée L'Idée d'Occident chez Auguste Comte, et dont je reproduis le résumé :
À la différence de la plupart de leurs contemporains qui, après 1848, focalisaient leur attention sur l’avènement politique des nationalités et le renouvellement des empires coloniaux, Comte et ses disciples les plus proches entreprenaient une reconstruction de l’occidentalité et dénonçaient l’idée selon laquelle le rôle de l’Occident était de civiliser le monde en le dominant.On ne peut qu’espérer que cette thèse, qui comporte en annexe l'intégralité de la traduction de The West, sera rapidement publiée en librairie. En attendant, les francophones pourront prendre dès aujourd'hui connaissance de la traduction partielle publiée par les Cahiers philosophiques -- et les anglophones pourront évidemment se reporter à la version électronique du texte original insérée ci-dessus.
Dès 1820, Comte s’est intéressé au problème de la réorganisation de l’Occident en dehors des références théologiques ou métaphysiques, et à l’extérieur du cadre forgé par les États modernes. La clef de cette réorganisation résidait dans l’établissement d’un nouveau pouvoir spirituel, dont la fonction principale consiste à instaurer un système d’éducation positive, commun à l’ensemble de la République occidentale. Sociologiquement défini, le terme d’Occident – que Comte estime plus précis que celui d’Europe –, désigne l’élite de l’humanité, c’est-à-dire la partie du genre humain la plus avancée dans la marche qui conduit tous les peuples vers l’âge adulte : l’état scientifique et industriel. L’originalité de Comte est d’avoir conçu cette élite comme un intermédiaire visant à établir une libre association universelle.
Tout en mettant en évidence les courants qui ont influencé Comte et tout en soulignant l’apport des disciples positivistes à la question, cette thèse dégage la singularité de la transition historique propre à l’Occident et étudie les propositions de la politique positive pour que la supériorité occidentale ne dégénère en une oppression uniformisante, mais soit le moteur d’une solidarité planétaire et d’un progrès sans révolution.
L’œuvre de Richard Congrève est assez vaste (voir l'e-bibliographie du positivisme), mais jusqu'à ce jour un seul de ses ouvrages avait eu l'honneur d'une traduction française : India (1857), véhémente protestation contre le colonialisme anglais, traduite en français dès 1858 avec une préface de Pierre Laffitte. J'insère ci-dessous les deux versions :
L'occultation de Comte, imputable à une « maladresse insigne » ?
Il est tout naturel que les chercheurs qui depuis quelques années (re)découvrent Comte s'interrogent sur le silence qui a été fait jusqu'ici autour de son œuvre, et cherchent à en trouver les raisons. Mais il est dommage que trop souvent, à mon sens, ils se réfugient derrière des explications simplistes. Tonatiuh Useche Sandoval n'échappe malheureusement pas à cette tentation lorsqu'il invoque dans sa présentation deux raisons qui à ses yeux expliqueraient pourquoi on s'est jusqu'ici « dispensé de tout examen de la politique positive » : « [la] critique [par Comte] de la notion de droit et son éloge de la "dictature" ». A l'appui de ce dernier point il cite deux textes, que je trouve simplement consternants, de Claude Nicolet :- dans le premier, Nicolet affirme que Comte donnait au mot dictature son « acception antiquisante » de « pouvoir exceptionnel, limité dans les temps [...] ». C'est un contresens : Comte entendait par dictature un système politique ou le pouvoir exécutif n'est pas bridé par un contre-pouvoir de type parlementaire. Au sens de Comte, notre cinquième République, la République américaine sont des dictatures, au même titre que le régime de Louis XIV ou de Charles X ! Là où nous parlons volontiers de monarchie républicaine Comte parlerait de dictature républicaine pour bien marquer la différence à ses yeux fondamentale entre une souveraineté de type théologique et une souveraineté de type positif.
- dans le deuxième texte, Nicolet considère qu'en donnant une nouvelle définition au mot dictature Comte aurait commis une « maladresse insigne qui prouve qu'on ne viole pas impunément l'acception des mots ». Bel exemple d'une conception linguistique naïve -- à verser au dossier de ce que l'on désigne maintenant de plus en plus par le terme anglo-saxon de folk-linguistics -- qui voudrait que les mots aient des acceptions inviolables ! Il est bien évident que tout théoricien a le droit, lorsqu'il crée un nouveau concept, soit de le désigner par un néologisme qu'il invente (comme Comte l'a fait avec la sociologie, l'altruisme, etc.), soit de le désigner par un mot du vocabulaire courant qu'il redéfinit (comme Comte l'a fait avec les mots positif, métaphysique, etc.). Lorsqu'un physicien parle de force, d'énergie, lorsqu'un biologiste parle d'évolution, de milieu, etc., ils donnent à ces termes des sens précis qui ne sont pas -- ou en tous cas n'étaient pas initialement -- équivalents avec leur acception courante, et personne n'y trouve à redire !
Et entretemps le terme aura subi les derniers outrages de la part de l'idéologue russo-américaine Ayn Rand, chantre du capitalisme et de l'égoïsme, qui l'a redéfini comme une doctrine qui viserait à sacrifier l'individu à la société :
The irreducible primary of altruism, the basic absolute, is self-sacrifice—which means; self-immolation, self-abnegation, self-denial, self-destructionRand et ses disciples n'ont pas hésité une seconde à attribuer à Auguste Comte -- qu'ils présentent comme un grand partisan du collectivisme ! -- l'origine d'un tel concept ! Voir par exemple Robert L. Campbell, « Altruism in Auguste Comte and Ayn Rand. Reply to Robert H. Bass, “Egoism versus Rights” », Journal of Ayn Rand Studies (vol. 7) -- voir aussi sur le site Libertarianism.org
(Philosophy: Who Needs It, 61 cité dans The Ayn Rand Lexicon, article altruism)
however much critics may dismiss Rand’s attacks on altruism as unjustified, her treatment of altruism, as discussed and defended by the man [Comte] who originated the term and who defended altruism in more detail than any other philosopher, before or since, was remarkably on point.alors qu'il ignore visiblement que l'altruisme « as discussed and defended by the man who originated the term » était de nature biologique !