samedi 31 octobre 2020

Malheureux comme Dieu en France...

... ou comment notre « laïcité » se moque de la distinction spirituel/temporel

Face à la grande confusion actuelle des esprits, il n'est sans doute pas inutile de commencer  par lever toute ambiguïté : cet article n'est pas un plaidoyer en faveur d'une quelconque limitation de la liberté d'expression.Tout au contraire ! J'ai rappelé ailleurs les positions très claires d'Auguste Comte en faveur d'« une véritable liberté d'exposition et d'examen », ainsi que les campagnes menées en ce sens par ses disciples.
 
Quelques définitions pourraient peut-être aider à clarifier le débat :
  1. La notion de pouvoir temporel ne pose à mon sens pas de problème : il s'agit de l'entité qui détient le monopole de la contrainte.
  2. La notion de pouvoir spirituel est peut-être un peu plus délicate à caractériser. Tout individu en capacité de persuader d'autres individus détient déjà une portion d'autorité spirituelle. Et toute agrégation d'individus, toute institution ayant pour vocation, primaire ou secondaire, de persuader, de faire partager des convictions, constitue une autorité spirituelle. Enfin, lorsqu’une telle institution détient un monopole de fait dans un domaine plus ou moins large on pourra parler de pouvoir spirituel
  3. la notion de séparation du spirituel et du temporel proposée par Comte a un caractère parfaitement symétrique :
    • le ou les pouvoirs spirituels renoncent à en appeler au pouvoir temporel (alias le "bras séculier") pour ajouter la contrainte à la persuasion
    • le pouvoir temporel s'interdit d'"épauler" les pouvoirs spirituels tout autant que de les persécuter. Et plus généralement il renonce à intervenir dans les domaines qui ne relèvent que de la conscience individuelle,  de la culture, ou de la moralité (individuelle ou collective pour ces deux dernières). (Sur ce dernier point Comte est allé très loin, puisqu'il préconise que soient séparés de l’État, non seulement l'éducation et la culture, mais aussi la médecine et la science...)

Quand Dieu est prié de faire profil bas

Le 19 octobre dernier sous le titre "Attentat à Conflans-Sainte-Honorine : comment lutter contre le terrorisme islamiste ?", l'émission Le téléphone sonne de France Inter, animée par le journaliste  Pierre Weill, recevait Kamel Kabtane recteur de la mosquée de Lyon.

Le principe de cette émission est de faire dialoguer les invités avec les auditeurs. Ce qui a permis à l'un d'entre eux d'intervenir pour critiquer une déclaration faite par Kamel Kabtane quelques jours auparavant à l'occasion d'une interview dans l'Express du 17/10/2020.  L'animateur reprend cette critique à son compte et interpelle ainsi son invité :

[9:40] vous dites « Dans l'islam, il existe une gradation : il y a Dieu, l'enseignant, et le père. » [...]
[11:19] vous comprenez bien l'étonnement de cet auditeur [...] qui a lu qu'il y a Dieu, le numéro un, l'enseignant,  et le père. Nous sommes en France, c'est difficile à entendre [...]
[11:56] Mais vous, vous dites : « en France, république laïque, le numéro un c'est Dieu ». Ça peut créer des problèmes au sein de l'éducation.

Il faut donc se rendre à l'évidence : désormais, face à une république sacralisée, et à ses « valeur », à sa religion « laïque », Dieu n'est plus le bienvenu ! On est loin de l'esprit de la loi de 1905, et même de celui d'un Jules Ferry qui, on l'oublie un peu trop, ne donnait nullement à son école « laïque » la mission de combattre les croyances familiales...

Il est vrai qu'à l'époque le christianisme était encore majoritaire en France et ne se serait pas laissé facilement éradiquer ! Que s'est-il donc passé depuis ? 

Eh bien, un phénomène tout à fait majeur et pourtant passé presque sous silence: l'effondrement au début de la décennie 1960, du catholicisme français -- magistralement analysé par Guillaume Cuchet dans on livre Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement), Paris, Éditions du Seuil, 2018.

Et cet effondrement a été suivi par celui -- plus récent et encore en cours pour le second -- des deux grandes religions métaphysiques de substitution qu'ont été le marxisme et le freudisme !

La place est donc désormais libre pour un nouveau sacré, « républicain », « laïque », incarné par un pouvoir spirituel de substitution qui n'est autre que notre grand SFSPÉ (Système de Filtrage Social à Prétentions Éducatives) : l'école dite « de la République ». Un pouvoir spirituel qui, loin d'être séparé du pouvoir temporel comme il devrait l'être à la lumière des enseignements de Comte, en est étroitement dépendant ! Il en serait même, selon notre actuel ministre de l'éducation, la « colonne vertébrale » ou l'« épine dorsale » !

Ce qui s’est passé [l'attentat du 16 octobre 2020] a des racines. Ces racines, c’est la haine, et c’est la haine de la République. Il y a clairement des ennemis de la République, contre la République et donc contre l’école parce que l’école c’est la colonne vertébrale de la République. 17/10/2020 conférence de presse à la mi-journée
Voir aussi une intervention du 11/12/2017 : "L’École constitue l’épine dorsale du projet républicain"

Pauvre République, qui serait fragile au point de ne pouvoir survivre sans s'appuyer sur une école pourtant aujourd'hui bien en crise -- et dont d'aucuns n'hésitent même pas à envisager la disparition pure et simple dans un futur proche ! (Voir mon billet Crise de l'École, pouvoir spirituel, et loi des trois états

L'oubli « laïque » du principe de séparation et du spirituel : ses graves conséquences

Nous défendrons la liberté que vous enseigniez si bien et nous porterons la laïcité, nous ne renoncerons pas aux caricatures, aux dessins, même si d'autres reculent.
Emmanuel Macron, lors de la cérémonie d’hommage national à Samuel Paty

Notre président aurait peut-être mieux fait de s'inspirer de son prédécesseur Jacques Chirac qui avait déclaré, sur le même sujet :

Sur la question des caricatures et des réactions qu'elles provoquent dans le monde musulman, je rappelle que, si la liberté d'expression est un des fondements de la République, celle-ci repose également sur les valeurs de tolérance et de respect de toutes les croyances. Tout ce qui peut blesser les convictions d'autrui, en particulier les convictions religieuses, doit être évité. La liberté d'expression doit s'exercer dans un esprit de responsabilité. Je condamne toutes les provocations manifestes, susceptibles d'attiser dangereusement les passions.
Déclaration de M. Jacques Chirac, Président de la  République, sur la liberté de la presse et le respect des convictions religieuses dans le cadre de l'affaire des caricatures du prophète Mahomet.8 février 2006

Cette déclaration présidentielle était, elle, parfaitement alignée sur le principe de séparation du temporel et du spirituel ! En effet, si l'on suit ce principe, l’État garantit la liberté d'expression, et donc ne défend pas le blasphème, dans tous les sens du terme défendre : (1) il ne l'interdit pas, mais (2) il ne le légitime pas.

J'ai montré ailleurs comment ce principe, appliqué à la question de l'avortement, serait un facteur énorme d’apaisement du combat éternellement récurrent entre les pro-life et les pro-choice. Voir mon billet "Séparation du spirituel et du temporel, ou religion « laïque » d’État ?" note 1.

Eh oui, monsieur Cohen, le "double discours" temporel/spirituel est légitime -- et nécessaire

Lors de l'émission de télévision C à vous du 27/10/2020 sur la chaîne France 5, le journaliste Patrick Cohen présentait en vidéo une déclaration de Mohammed Moussaoui, président du Conseil Français du Culte Musulman :

[00.41] le président de la République [...] est dans son rôle de dire le droit, celui de la liberté de caricaturer. Mais il n'appelle pas, il n'a pas demandé aux gens de publier les caricatures [...]
Certes, la liberté d'expression, elle est là, mais la volonté délibérée de froisser les sentiments n'a pas lieu d'être dans un pays où la fraternité est la troisième [du] triptyque [...] nous pouvons renoncer à certains droits, pas pour faire plaisir à des extrémistes, mais surtout par le devoir de fraternité.

Commentaire de Patrick Cohen

Mohammed Moussaoui était venu sur ce plateau [...] Il nous disait qu'il approuvait parfaitement [....] un discours qui rappelait -- le discours du président de la République -- la primauté de la loi républicaine sur les lois religieuses.
15 jours plus tard Mohammed Moussaoui nous dit le contraire, en quelque sorte. Il dit qu'il faut mettre entre parenthèse certains principes pour ne pas froisser la susceptibilité, ne pas blesser -- ce terme de blesser parfois peut quand même écorcher les oreilles après la mort d'un enseignant qui a été décapité. Chacun jugera une forme de double discours [...]      

La liberté de blasphémer serait donc un principe ?  C'est une liberté, rien de plus ! Comme celles de consommer de l'alcool ou du tabac, ou de tromper son conjoint, que nul n'oserait qualifier de principes ! L'abolition de la prohibition aux États-Unis aurait-elle établi dans ce pays un principe ? La dépénalisation du cannabis, que nous devrons faire tôt ou tard, instaurera-t-elle un droit au cannabis ?

Quant à « la primauté de la loi républicaine sur les lois religieuses », on aimerait bien entendre quelques précisions sur ce « principe ». Quand règne le principe de séparation du spirituel et du temporel, les domaines et les moyens d'action du religieux et de l’État sont clairement séparés : le premier ne saurait en aucun faire appel au bras séculier : il ne doit avoir d'autre arme que la persuasion, ne rien imposer par la contrainte. Quand à la république, elle ne saurait régenter par des lois les domaines qui ne relèvent que de la conscience et de la moralité... Chacun travaille donc dans un domaine différent avec des moyens différents. Et ceci dit,  s'il fallait absolument reconnaître une hiérarchie, on pourrait à mon sens plutôt parler d'une primauté du spirituel (le prêtre) sur le temporel (le gendarme)... tout en reconnaissant qu'on ne saurait guère se passer du dernier.

Enfin, pour ce qui est du « terme de blesser », on n'en voit simplement pas la trace dans le discours incriminé !

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